Polyeucte
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Polyeucte
Polyeucte
Je n’ai pas vu
Comédie-Française ; mais j’ai lu, à propos de
ces représentations, de passionnants articlesEn écoutant Polyeucte à la Comédie-Française
. Brisson est particulièrement sévère pour la distribution : Yonnel, Escande, Henriette Barreau.
Vingt-cinq années n’ont pas détruit l’image qui
m’est restée de Mounet-Sully
Polyeucte. Absent et comme vidé de lui-même,
il était tout entier occupé par le protagoniste
essentiel de la pièce : la Grâce. En 1643, la
Grâce occupe et déjà obsède les esprits :
l’
plus tôt ; Blaise Pascal se convertira trois ans
plus tard. Le miracle de
dre
visible et presque tangible cette puissance
cachée au plus secret de l’être ; c’est de jouer
le Surnaturel au naturel.
A peine entrevoyons-nous, au lever du
rideau, ce jeune seigneur arménien tendre et
brillant que fut Polyeucte. Déjà il n’est plus
là ; rien ne reste de lui qu’une apparence.
Ce n’est plus Polyeucte qui vit, mais Jésus
qui vit en Polyeucte. Ceux qui l’ont aimé s’irri
tent
de se débattre contre cet absent. Lui, il
ne les voit pas : son regard porte au-delà.
Comme les yeux à demi aveugles de Mounet-
Sully
le servaient ! Très loin au-dessus des
choses et des êtres, écartant tout le sensible,
ne s’arrêtant à rien d’humain, ils cherchaient
une autre lumière, une éternelle clarté.
Si Pauline le retient encore, c’est que la
Grâce y consent. Elle l’intéresse dans l’exacte
mesure où cette grande âme encore païenne
est déjà pénétrée de ce trait de feu dont elle
ne sent pas la brûlure. Et déjà le regard de
Polyeucte sur Pauline est celui dont il l'enve
loppera
éternellement dans la fulguration des
trois Personnes. En vain se dépense-t-elle en
paroles profanes, en supplications amoureuses,
en reproches tendres, rien n’atteint ce cœur
dépris, dépossédé. Écoute-t-il seulement ? La
source délicieuse
est pour lui dénuée de
délices. (Pierre Brisson qui parle avec une
juste sévérité des Stances de
dû mettre à part la première : ces quatre vers
sont parmi les plus beaux de notre langue :
et aussi :
.)
idées
En proie à Dieu, Polyeucte n’est plus
Polyeucte. Pauline jusqu’à la fin reste Pau
line.
A mon sens, il est vain de chercher ce
qu’est cet amour de devoir qu’au début de la
pièce elle prétend ressentir pour Polyeucte
qui ne la détourne pas d’aimer encore Sévère.
Ce n’est pas ce qu’une jeune femme nous dit
de ses sentiments qui compte, mais ce qu’elle
ne nous dit pas, ce qu’elle ignore elle-même.
Pauline raffine sur l’état de son cœur comme
toutes les précieuses de son temps, et ses dis
sertations
n’ont aucune importance, ne nous
renseignent en rien.
Pour comprendre Pauline, il faut partir de
ce qu’en dit Polyeucte :
C’est une race
pour n’être pas chrétienne
très particulière de femmes que ce vers dési
gne.
Pauline nous est bien connue ; nous
l’avons rencontrée à des tournants de notre vie.
A l’extrême bord de la religion, un peu en
deçà, sur le point d’y pénétrer, j’ai toujours
découvert les plus grandes âmes féminines.
Déjà tout à Dieu, elles gardent encore l’allure
libre du siècle et des vertus proprement hu
maines.
La nature laisse lentement la Grâce
l’envahir, s’oppose sans résister. Certes, elles
se dépasseront dans la sainteté, ces nobles
femmes, si elles deviennent des saintes ; chez
ces païennes de la dernière heure déjà inon
dées
de lumière, un charme éclate pourtant,
ce charme de Pauline que la Grâce ne détruit
pas, mais qu’elle recouvrira peut-être de
cendre
La grandeur de Pauline la rend sensible à
toute grandeur, même à celle-là qu’elle juge
absurde. Elle s’imagine avoir encore de l’in
clination
pour Sévère, ce jeune officier philo
sophe
et bien élevé, et déjà elle n’a d’yeux que
pour l’époux au regard fou, qu’un certain
Jésus lui a ravi, pour ce GanymèdeGanymède chrétien
.
forçait à aimer, et qu’elle voit disparaître, tenu
dans des serres toutes puissantes.
La beauté du caractère de Pauline, c’est que
la Grâce n’y détruit pas la nature ; elle se fraie
une route, chemine à travers ce cœur, à tra
vers
cette chair, utilise ce sentiment si parti
culier
qui nous attache d’autant plus à un
être que nous allons le perdre. Quand Pauline
laisse échapper le cri sublime :
, la
Polyeucte touche à son heure dernière
force du lien qui l’attache à ce condamné à
mort se découvre à elle tout à coup. Il va
mourir, et sa vie dès lors prend une valeur
démesurée. Il préfère mourir, il préfère la
mort à Pauline, et voilà l’intolérable et en
même temps la merveille : cette mort, il ne la
choisit que parce que, à ses yeux de chrétien, la
mort n’existe pas. Pauline sent obscurément
que Polyeucte ne la quitte que pour la rejoin
dre,
qu’il lui fixe un mystérieux rendez-vous ;
elle le traite de fou et d’aveugle ; mais déjà
son cœur précède sa raison ; ses pensées, tou
chées
d’un rayon inconnu, cheminent bien au
delà des paroles qu’elle profère. A son insu,
l’orage d’amour d’où va bientôt jaillir cet
éclair :
s’amasse dans ce cœur plein de
désabuséeJe vois, je sais, je crois, je suis désabusée.
passion. La jeune femme avance à tâtons, dans
la ténèbre païenne, en poussant des cris ; mais
elle entrevoit une lueur, elle sent sur sa figure
le froid de l’aube.
La délectation victorieuse de la Grâce
,
c’est
ble
abandonnement du côté de Dieu
dont
se plaignait PascalIl était dans un si grand abandonnement du côté de Dieu qu’il ne sentait aucun attrait de ce côté-là.
(
Polyeucte et qui livre Phèdre à son crime, qui
feint de damner une jeune reine malgré soi
perfide et incestueuse (mais qui la sauvera
justement à cause de ce malgré soi
), voilà
tout le drame de la Grâce tel que le dix-
septième
siècle français l’a compris, l’a vécu,
l’a fixé à jamais dans le plus beau langage
humain.