La Grâce dans <q>Polyeucte</q>

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François Mauriac La Grâce dans <q>Polyeucte</q> Le Temps 1 1937-05-20 Paris Le Temps

Jeudi 20 mai 1937 Le Temps TRIBUNE LIBRE La Grâce dans Polyeucte

Je n’ai pas vu PolyeuctePolyeucte martyr (1641), tragédie sainte de Pierre Corneille (1606-84)., ces jours-ci, à la Comédie-Française ; mais j’ai lu, à propos de ces représentations, de passionnants articlesVoir notamment le compte rendu de Pierre Brisson, paru dans le numéro du Figaro des samedi 1 mai et dimanche 2 mai, En écoutant Polyeucte à la Comédie-Française. Brisson est particulièrement sévère pour la distribution : Yonnel, Escande, Henriette Barreau.. Vingt-cinq années n’ont pas détruit l’image qui m’est restée de Mounet-SullyJean-Sully Mounet, dit Mounet-Sully(1841–1916), artisan de la renaissance de la tragédie en France, fut le doyen de la Comédie-Française de 1893 à 1915. Il y joua Polyeucte pour la dernière fois à l’âge de 74 ans en avril 1915 ; ce fut son dernier rôle. Mauriac écrira dans ses Mémoires intérieurs (1959) que Le dernier tragédien est mort comme le dernier aurochs avec Mounet-Sully (OA, p. 492). dans le rôle de Polyeucte. Absent et comme vidé de lui-même, il était tout entier occupé par le protagoniste essentiel de la pièce : la Grâce. En 1643, la Grâce occupe et déjà obsède les esprits : l’AugustinusOuvrage théologique de Cornelius Jansen, dit Jansénius, publié en 1640. L’auteur y développe une théorie attribuant à Dieu seul la grâce du salut ; il nie donc à l’homme sa capacité de rédemption et réduit la portée rédemptrice de la mort du Christ aux prédestinés. de JanséniusNé en 1685, Jansénius fit ses études à Louvain et à Paris. Évêque d’Ypres de 1636 à sa mort en 1638. Ses thèses, développées dans L’Augustinus, furent condamnées en 1653. a paru trois ans plus tôt ; Blaise Pascal se convertira trois ans plus tard. Le miracle de Polyeucte est de rendre visible et presque tangible cette puissance cachée au plus secret de l’être ; c’est de jouer le Surnaturel au naturel.

A peine entrevoyons-nous, au lever du rideau, ce jeune seigneur arménien tendre et brillant que fut Polyeucte. Déjà il n’est plus là ; rien ne reste de lui qu’une apparence. Ce n’est plus Polyeucte qui vit, mais Jésus qui vit en Polyeucte. Ceux qui l’ont aimé s’irritent de se débattre contre cet absent. Lui, il ne les voit pas : son regard porte au-delà. Comme les yeux à demi aveugles de Mounet-Sully le servaient ! Très loin au-dessus des choses et des êtres, écartant tout le sensible, ne s’arrêtant à rien d’humain, ils cherchaient une autre lumière, une éternelle clarté.

Si Pauline le retient encore, c’est que la Grâce y consent. Elle l’intéresse dans l’exacte mesure où cette grande âme encore païenne est déjà pénétrée de ce trait de feu dont elle ne sent pas la brûlure. Et déjà le regard de Polyeucte sur Pauline est celui dont il l'enveloppera éternellement dans la fulguration des trois Personnes. En vain se dépense-t-elle en paroles profanes, en supplications amoureuses, en reproches tendres, rien n’atteint ce cœur dépris, dépossédé. Écoute-t-il seulement ? La source délicieuseSource délicieuse, en misères féconde, / Que voulez-vous de moi, flatteuses voluptés ? (Polyeucte, IV, 2). est pour lui dénuée de délices. (Pierre Brisson qui parle avec une juste sévérité des Stances de Polyeucte aurait dû mettre à part la première : ces quatre vers sont parmi les plus beaux de notre langue : Source délicieuse en misères féconde... et aussi : Saintes douceurs du ciel, adorables idéesPolyeucte, IV, 2. ....)

En proie à Dieu, Polyeucte n’est plus Polyeucte. Pauline jusqu’à la fin reste Pauline. A mon sens, il est vain de chercher ce qu’est cet amour de devoir qu’au début de la pièce elle prétend ressentir pour PolyeuctePauline explique à sa confidante Stratonice : Je donnai par devoir à son affection / Tout ce que l’autre avait par inclination. (Polyeucte, I, 3) et qui ne la détourne pas d’aimer encore Sévère. Ce n’est pas ce qu’une jeune femme nous dit de ses sentiments qui compte, mais ce qu’elle ne nous dit pas, ce qu’elle ignore elle-même. Pauline raffine sur l’état de son cœur comme toutes les précieuses de son temps, et ses dissertations n’ont aucune importance, ne nous renseignent en rien.

Pour comprendre Pauline, il faut partir de ce qu’en dit Polyeucte : Elle a trop de vertus pour n’être pas chrétienneemph>Ibid., IV, 3.. C’est une race très particulière de femmes que ce vers désigne. Pauline nous est bien connue ; nous l’avons rencontrée à des tournants de notre vie. A l’extrême bord de la religion, un peu en deçà, sur le point d’y pénétrer, j’ai toujours découvert les plus grandes âmes féminines. Déjà tout à Dieu, elles gardent encore l’allure libre du siècle et des vertus proprement humaines. La nature laisse lentement la Grâce l’envahir, s’oppose sans résister. Certes, elles se dépasseront dans la sainteté, ces nobles femmes, si elles deviennent des saintes ; chez ces païennes de la dernière heure déjà inondées de lumière, un charme éclate pourtant, ce charme de Pauline que la Grâce ne détruit pas, mais qu’elle recouvrira peut-être de cendreAvec ces grandes âmes féminines et le cas de Pauline, Mauriac évoque la notion théologique de l’Église invisible. On distingue en effet d’une part l’Église visible, structure sacramentelle institutionnalisée considérée en cette période comme seul moyen de salut, et d’autre part l’Église invisible qui serait une communauté d’élus qui pourraient ne pas être dans l’Église visible..

La grandeur de Pauline la rend sensible à toute grandeur, même à celle-là qu’elle juge absurde. Elle s’imagine avoir encore de l’inclination pour Sévère, ce jeune officier philosophe et bien élevé, et déjà elle n’a d’yeux que pour l’époux au regard fou, qu’un certain Jésus lui a ravi, pour ce GanymèdeLa comparaison de Polyeucte avec le bel adolescent troyen enlevé par Zeus ne surprend que si l’on a oublié le titre d’un des poèmes d’Orages : Ganymède chrétien. qu’elle se forçait à aimer, et qu’elle voit disparaître, tenu dans des serres toutes puissantes.

La beauté du caractère de Pauline, c’est que la Grâce n’y détruit pas la nature ; elle se fraie une route, chemine à travers ce cœur, à travers cette chair, utilise ce sentiment si particulier qui nous attache d’autant plus à un être que nous allons le perdre. Quand Pauline laisse échapper le cri sublime : Mon Polyeucte touche à son heure dernièrePolyeucte, IV, 5., la force du lien qui l’attache à ce condamné à mort se découvre à elle tout à coup. Il va mourir, et sa vie dès lors prend une valeur démesurée. Il préfère mourir, il préfère la mort à Pauline, et voilà l’intolérable et en même temps la merveille : cette mort, il ne la choisit que parce que, à ses yeux de chrétien, la mort n’existe pas. Pauline sent obscurément que Polyeucte ne la quitte que pour la rejoindre, qu’il lui fixe un mystérieux rendez-vous ; elle le traite de fou et d’aveugle ; mais déjà son cœur précède sa raison ; ses pensées, touchées d’un rayon inconnu, cheminent bien auLe trait d'union attendu manque dans l'original. delà des paroles qu’elle profère. A son insu, l’orage d’amour d’où va bientôt jaillir cet éclair : Je crois, je sais, je vois, je suis désabuséePolyeucte, V, 5, vers qu’il faut rétablir ainsi : Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée. s’amasse dans ce cœur plein de passion. La jeune femme avance à tâtons, dans la ténèbre païenne, en poussant des cris ; mais elle entrevoit une lueur, elle sent sur sa figure le froid de l’aube.

La délectation victorieuse de la GrâceExpression empruntée à Léon Brunschvicg qui s’en sert dans la longue étude préliminaire au début de son édition des Pensées, 12e tome des Œuvres de Blaise Pascal, Hachette, 1925, p. 88., c’est Polyeucte ; comme PhèdreTragédie de Jean Racine (1677). sera ce terrible abandonnement du côté de Dieu dont se plaignait PascalEn réalité, c’est Jacqueline Pascal, dans une lettre à sa sœur Gilberte du 25 janvier 1655, qui écrit à propos de son frère Blaise : Il était dans un si grand abandonnement du côté de Dieu qu’il ne sentait aucun attrait de ce côté-là. (Œuvres de Blaise Pascal, t. 4, Hachette, 1914, p. 62).. Ce Dieu qui choisit Polyeucte et qui livre Phèdre à son crime, qui feint de damner une jeune reine malgré soi perfide et incestueuse (mais qui la sauvera justement à cause de ce malgré soi), voilà tout le drame de la Grâce tel que le dix-septième siècle français l’a compris, l’a vécu, l’a fixé à jamais dans le plus beau langage humain.

FRANÇOIS MAURIAC