Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Gide et Vendredi

Vendredi 31 décembre 1937
Temps présent

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BILLET

GIDE[1][1] En 1969, Mauriac écrit au sujet d’André Gide (1869–1951) : « de tous les grands aînés que j’ai connus Gide demeure avec Marcel Proust celui qui me manque le plus, qui m’aidait le mieux à me juger moi-même. Il était l’opposant toujours là, dont j’avais besoin… » (BN, V, 255). On trouvera une étude approfondie des rapports entre les deux écrivains dans Malcolm Scott, Mauriac et Gide : la recherche du Moi, L’Esprit du temps, 2004. ET VENDREDI[2][2] Hebdomadaire de gauche créé en novembre 1935 par un groupe d’intellectuels dont André Chamson, Jean Guéhenno, Andrée Viollis. En 1938, Vendredi changea de nom, Reflets, qui disparut en décembre de la même année. André Gide collabora à Vendredi.

Par François MAURIAC.

Une question débattue par des hommes de lettres, des « intellectuels » , n’en devient pas plus claire ! Vendredi publiait récemment une lettre ouverte à André Gide[3][3] Jean Guéhenno, « Lettre ouverte à André Gide » , Vendredi, 111, 17 décembre 1937. L’échange se poursuivit à travers deux autres textes publiés dans le prochain numéro de l’hebdomadaire (publié le 24 décembre) : l’un d’André Gide ( « Lettre ouverte à Vendredi » ) et l’autre de Jean Guéhenno ( « Réponse à André Gide » ).. Il s’agissait de son attitude à l’égard des staliniens. Or, il était question, dans cette lettre, du dilettantisme de Gide, du soin qu’il a de sa biographie, de son goût pour la sincérité qu’il confond avec la vérité ; il était question de beaucoup d’autres choses fort subtiles, sauf de l’essentiel et qui se ramène à ceci : André Gide, ami des communistes, a fait, durant son voyage à Moscou, un certain nombre d’observations qu’il a consignées dans deux petits livres[4][4] Il s’agit de Retour de l’URSS (1936) et de Retouches à mon « Retour de l’URSS » (1937), publiés tous deux chez Gallimard. Gide faisait état, dans le premier, de ses déceptions suscitées par le régime soviétique après qu’il s’y rendit pour les obsèques de Maxime Gorki en juin 1936. Le second livre était une réponse aux attaques dont il fut l’objet après la parution du Retour de l’URSS.. La plupart ont été reconnues exactes par les intéressés eux-mêmes.

Que Gide réagisse à sa manière, devant ces faits, et que ce ne soit pas celle de Vendredi, n’enlève rien de leur gravité. Le vrai est que la réaction de Gide à Moscou ne fut pas particulièrement « gidienne » . Ce fut celle de tout homme né chrétien et Français.

Et je sais bien que Guéhenno[5][5] Jean Guéhenno (1890-1978), agrégé de Lettres, fut écrivain et critique littéraire, directeur de la revue Europe de 1929 à 1936. Résistant durant l’Occupation, il continua son activité littéraire dans la clandestinité. Collaborateur du Figaro dès 1945, il fut élu à l’Académie française en 1962., que Chamson[6][6] Directeur de Vendredi, André Chamson (1900-1983), ancien élève de l’École des Chartes, devint archiviste paléographe. Proche du Parti radical et radical-socialiste et d’Édouard Daladier dont il fut le sous-chef de Cabinet alors qu’il était Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, il entra dans la Résistance lors de la Seconde Guerre mondiale. Conservateur de musée à la Libération, il fut directeur des Archives de France et membre de l’Académie française (élu en 1956). pour qui j’ai de l’estime et de la sympathie, sont aussi nés Français (et même chrétiens et plus qu’ils ne l’imaginent !). Mais ils sont presque les créateurs[7][7] Vendredi fut considéré comme l’hebdomadaire du Front populaire. de la mystique Front populaire[8][8] Expérience politique rassemblant les partis politiques de gauche (Parti communiste français, Section française de l’Internationale ouvrière, Parti radical et radical socialiste), née en 1935 par un rassemblement qui, en 1936, devint une alliance électorale. Victorieuse aux élections législatives de mai-juin 1936, elle aboutit à la constitution d’un Cabinet présidé par Léon Blum (SFIO). Le gouvernement de Léon Blum œuvra jusqu’en 1937, mais la coalition parlementaire du Front populaire dura jusqu’en avril 1938. ; ils en demeurent les derniers croyants ; leur dieu n’est déjà plus que poussière[9][9] Depuis la chute du premier Gouvernement Blum en juin 1937, on sentait bien les dissensions au sein de la coalition parlementaire qui rendaient difficilement viable le Cabinet Chautemps. Mauriac ironise et s’inspire ici de la parole de Dieu qui dit à Adam lors de la chute : « tu es poussière et tu retourneras à la poussière » (Gn, 3, 19). Ici, ce sont les dieux du Front populaire qui sont mortels. , et ils en embrassent encore l’autel, étroitement…

Il n’empêche que dans le dernier numéro de Vendredi paraissait un commentaire douloureux de Moscou ; et je ne crois pas être mauvais prophète en annonçant à Guéhenno, à Chamson : avant six mois, les garçons que vous êtes ne jugeront pas Staline et ses méthodes autrement que ne le font Gide, Bergery[10][10] Gaston Bergery (1892-1974) adhéra au Parti radical et radical-socialiste et en incarna l’aile gauche, ce qui lui valut le surnom de « radical-bolchevik » . Artisan résolu du Front populaire, il fonda le Parti frontiste avec Georges Izard. Député de Seine-et-Oise depuis 1928, pacifiste convaincu, il vota les pleins pouvoirs au maréchal Pétain en 1940. Ambassadeur de Vichy à Moscou, puis à Ankara, il fut traduit devant la Cour de justice en 1949 et acquitté. ou Galtier-Boissière[11][11] Jean Galtier-Boissière (1891-1966), écrivain et journaliste fondateur du Crapouillot. Collaborateur du Canard enchaîné et de La Flèche (connu pour ses options pacifistes), entre autres.. Et déjà peut-être, dans le secret de leur cœur…



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