La France n’a qu’un visage

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François Mauriac La France n’a qu’un visage Temps présent 1 1938-02-25 Paris Temps présent

Vendredi 25 février 1938 Temps présent LA FRANCE N’A QU’UN VISAGE

IL existe une étude que Chopin a intitulée : O ma PatrieQue Chopin ait ainsi intitulé sa Troisième Étude en mi majeur (dont il s’agit ici) est douteux. Gutmann, ami et élève du compositeur, raconte que celui-ci, l’écoutant jouer ce morceau, a soupiré du fond de son âme O ma patrie !, phrase désormais associée avec cette Étude.… et dont j’aurais inscrit ici les premières notes si j’en avais été capable, plainte qui s’accorde en moi avec les vers de Hugo : O France, France aimée et qu’on pleure [toujours, Je ne reverrai pas ta rive douce et triste Tombeau de mes aïeux et nid de mes amoursVictor Hugo, Ultima verba, Les Châtiments (1853), vers 50-52.

France aimée — aimée telle qu’elle est : dans l’adolescence, noua voudrions que l’objet de notre tendresse répondît exactement à ce que nous attendons de lui. Entre l’image rêvée et l’être réel, l’écart le plus 1éger nous déchire. Plus tard nous nous résignons à sa misère, à sa faiblesse… Nous le couvons d’un œil tendre, mais lucide. L’erreur d’un grand nombre de Français, à droite et à gauche, c’est, en dépit de l’amour qu’ils prétendent ressentir pour la France, de ne pas l’accepter avec le visageLe visage, ou la figure, de la France, est un élément capital de l’écriture patriotique de Mauriac, exprimant la beauté, la noblesse, la culture et surtout la spiritualité de ce pays. Un nouveau thème s’y ajoute dans cet article, reflet des divisions entre Français qui n’étaient pas loin de soulever la menace d’une guerre civile : c’est la nécessité d’aimer la France dans sa totalité, et d’embrasser une France, la France, non une France partielle choisie selon des préférences politiques divergentes. que lui ont fait les siècles ; c’est de ne pas embrasser tout entière cette grande âme divisée contre elle-mêmeCf. Mt, 12, 25 : Tout royaume divisé contre lui-même court à la ruine ; et nulle ville, nulle maison, divisée contre elle-même, ne saurait se maintenir..

La faute de beaucoup, c’est de se faire les complices de l’étranger contre la part de l’âme française qui leur est odieuse. Non que nous ne devions combattre l’erreur là où elle nous apparaît ; mais d’abord, il faudrait obtenir de notre passion une force créatrice assez puissante pour composer, avec tant d’éléments contradictoires, une image de la France une et indivisible, acceptée de tous et de tous chérie.

Nous nous apercevrions alors que le visage ainsi obtenu, en dépit des mille expressions qui s’y opposent et s’y heurtent, ne ressemble à aucun des trois masquesCeux, évidemment, de Hitler, Mussolini et Staline. dont la grimace atroce méduse l’Europe de 1938. Aussi faibles et divisés que nous soyons, aussi accablés des coups que nous nous portons à nous-mêmes, tant que la France dressera devant le monde cette figure douloureuse et vainement insultée, le monde croira, espérera qu’une chance lui demeure d’échapper au choix entre les trois gargouilles. Non, elle ne sera jamais liée avec Moscou contre Berlin et Rome, et non plus avec Berlin et Rome contre Moscou. Toujours battue en apparence, elle remporte à chaque instant cette victoire de rendre hésitants les assassins qui rôdent autour des nations libres, filles de Dieu.

François MAURIAC.