Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

La France n’a qu’un visage

Vendredi 25 février 1938
Temps présent

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LA FRANCE N’A QU’UN VISAGE

IL existe une étude que Chopin a
intitulée : O ma Patrie[1][1] Que Chopin ait ainsi « intitulé » sa Troisième Étude en mi majeur (dont il s’agit ici) est douteux. Gutmann, ami et élève du compositeur, raconte que celui-ci, l’écoutant jouer ce morceau, a soupiré du fond de son âme « O ma patrie ! » , phrase désormais associée avec cette Étude.… et dont
j’aurais inscrit ici les premières
notes si j’en avais été capable,
plainte qui s’accorde en moi avec
les vers de Hugo :
O France, France aimée et qu’on pleure
[toujours,
Je ne reverrai pas ta rive douce et triste
Tombeau de mes aïeux et nid de mes amours
[2][2] Victor Hugo, « Ultima verba » , Les Châtiments (1853), vers 50-52.

France aimée — aimée telle qu’elle est :
dans l’adolescence, noua voudrions que l’objet
de notre tendresse répondît exactement à ce
que nous attendons de lui. Entre l’image rêvée
et l’être réel, l’écart le plus 1éger nous déchire.
Plus tard nous nous résignons à sa misère, à
sa faiblesse… Nous le couvons d’un œil ten-
dre, mais lucide. L’erreur d’un grand nombre
de Français, à droite et à gauche, c’est, en dé-
pit de l’amour qu’ils prétendent ressentir pour
la France, de ne pas l’accepter avec le visage[3][3] Le visage, ou la figure, de la France, est un élément capital de l’écriture patriotique de Mauriac, exprimant la beauté, la noblesse, la culture et surtout la spiritualité de ce pays. Un nouveau thème s’y ajoute dans cet article, reflet des divisions entre Français qui n’étaient pas loin de soulever la menace d’une guerre civile : c’est la nécessité d’aimer la France dans sa totalité, et d’embrasser une France, la France, non une France partielle choisie selon des préférences politiques divergentes.
que lui ont fait les siècles ; c’est de ne pas
embrasser tout entière cette grande âme divi-
sée contre elle-même[4][4] Cf. Mt, 12, 25 : « Tout royaume divisé contre lui-même court à la ruine ; et nulle ville, nulle maison, divisée contre elle-même, ne saurait se maintenir. » .

La faute de beaucoup, c’est de se faire les
complices de l’étranger contre la part de l’âme
française qui leur est odieuse. Non que nous

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ne devions combattre l’erreur là où elle nous
apparaît ; mais d’abord, il faudrait obtenir de
notre passion une force créatrice assez puis-
sante pour composer, avec tant d’éléments
contradictoires, une image de la France une
et indivisible, acceptée de tous et de tous ché-
rie.

Nous nous apercevrions alors que le visage
ainsi obtenu, en dépit des mille expressions
qui s’y opposent et s’y heurtent, ne ressemble
à aucun des trois masques[5][5] Ceux, évidemment, de Hitler, Mussolini et Staline. dont la grimace
atroce méduse l’Europe de 1938. Aussi faibles
et divisés que nous soyons, aussi accablés des
coups que nous nous portons à nous-mêmes,
tant que la France dressera devant le monde
cette figure douloureuse et vainement insultée,
le monde croira, espérera qu’une chance lui
demeure d’échapper au choix entre les trois
gargouilles. Non, elle ne sera jamais liée avec
Moscou contre Berlin et Rome, et non plus
avec Berlin et Rome contre Moscou. Toujours
battue en apparence, elle remporte à chaque
instant cette victoire de rendre hésitants les
assassins qui rôdent autour des nations libres,
filles de Dieu.

François MAURIAC.


Date:
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