Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

L’Éternelle Question

Vendredi 10 décembre 1937
Temps présent

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BILLET

L’éternelle question[1][1] Article partiellement repris dans Journal III (in JMP, p. 244).

par François MAURIAC.

Un jeune journaliste catholique
me confiait son inquiétude au sujet
d’Asmodée : il ne croyait pas que
l’audition de cette pièce à la radio
pût être recommandée. Je l’ai ras-
suré : c’est sa mission que de met-
tre en garde les parents contre ce
qui ne s’adresse ni aux enfants, ni
aux jeunes filles. Et c’est le cas
d’Asmodée.

Mais, entre les œuvres dont le but
est de moraliser ou d’instruire, et
celles qui s’adressent à ce qu’il y a
de pire en nous, il faut admettre
qu’il en existe d’autres qui ont l’am-
bition d’atteindre l’humain. Dans la
société catholique à laquelle nous
travaillons, n’y aura-t-il de place
que pour une littérature d’édifica-
tion[2][2] Mauriac avait déjà abordé cette vaste question dans le dernier chapitre de son essai Le Roman, L’Artisan du livre, 1928 (in ORTC, II, 770-773). Il y est revenu plus longuement au chapitre 5 de Dieu et Mammon, Éditions du Capitole, 1929 où il écrit notamment : « Au vrai, les écrivains qui truquent le réel pour édifier le lecteur et qui peignent des êtres sans aucune vérité pour n’être sûrs de n’être pas immoraux, n’atteignent que rarement leur but » (in ORTC, II, 811). ?

L’article de Daniel-Rops, paru
ici-même, et celui dont on m’an-
nonce la prochaine publication
dans les Études[3][3] Article de René Salomé dans Études du 20 décembre 1937. devraient donner
tout apaisement à mon jeune con-
frère. Il est évident que nul[4][4] Tout ce qui précède ce mot est absent dans la version de l’article reprise dans le Journal III. ne sau-
rait prévoir ce que la rencontre
d’une œuvre dramatique éveillera
dans chaque spectateur. Mais on en
pourrait dire autant des textes les

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plus saints[5][5] Cf. Dieu et Mammon où Mauriac écrit : « Je ne crains pas de dire qu’aucun livre ne m’a plus profonément ému qu’un très chaste roman que j’adorais quand j’avais quatorze ans et qui s’appelait Les Pieds d’argile » (ORTC, II, 812). Ce roman, publié par Lecoffre fils en 1873, fut l’œuvre de Zénaïde Fleuriot (1829-1890). La mère de Mauriac lui achetait les romans de Zénaïde Fleuriot à l’Œuvre des bons livres (OA, p. 377).. Tout est entre les mains
de Dieu, et nos ouvrages aussi, et il
est maître de régler, si j’ose dire,
leur retentissement dans chaque
conscience.

Nous sommes dans le monde,
dans un monde criminel mais péné-
tré de grâce : le drame nous arme
d’avance, nous met en garde contre
tout ce qui en nous, autour de nous
risquerait de déchaîner le crime, de
vaincre la grâce. Il me semble que
des catholiques ont beaucoup à ap-
prendre de Blaise Coûture, le héros
de ma pièce[6][6] : ce [Note: Le mot s’écrit avec une majuscule dans l’original.] qui reste, la grâce
retirée, dans un être qui a perdu
la foi et la charité, d’une formation
chrétienne, et comme la convoitise
profite et s’enrichit de ce dont Dieu
a été frustré, voilà ce qu’illustre ce
personnage sinistre.

Une œuvre qui inquiète, qui
trouble peut-être, ne doit pas être
condamnée pour cela seulement. Il
existe une bonne inquiétude, un
trouble salutaire. Ce serait men-
songe et folie que de faire croire à
ceux qui nous lisent que nous vivons
dans un monde rassurant.



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