Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

L’Épreuve du pouvoir

Vendredi 19 mars 1937
Le Figaro

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CHRONIQUE

L’ÉPREUVE DU POUVOIR[1][1] Article non repris.

Par FRANÇOIS MAURIAC de l’Académie française

LAMENNAIS[2][2] Félicité de Lamennais ou de La Mennais (1782-1854). Prêtre français, figure du catholicisme social, Lamennais fonda — avec Montalembert et Lacordaire — L’Avenir en 1830 qui prônait la défense des libertés d’enseignement, d’association et de la presse. Ses idées sont condamnées par le pape Grégoire XVI en 1832 dans l’encyclique Mirari Vos. Lamennais quitte l’Église en 1834. Il est élu député en 1848. Note d’identification (cf Dazet-Brun) et renvoi aux textes de Mauriac sur Lamennais. Très bonne note de JT dans J3, p. 217 avec renvoi à BNA, p. 53 pour le groupe de La Chênaie. ne voulut jamais revoir un neveu qu’il aimait parce que ce garçon, lors des journées de Juin[3][3] Journées de Juin 1848. Suite à la fermeture des Ateliers nationaux créés le 28 février 1848, le petit peuple parisien manifesta, d’abord, son mécontentement puis se souleva à partir du 23 juin 1848. Pendant quatre jours, les quartiers populaires de Paris (du centre et de l’Ouest) furent l’objet de combats entre ouvriers et forces de l’ordre conduites par le général Cavaignac. Matée, cette insurrection se solda par 4000 morts du côté des ouvriers et 1600 du côté de la troupe. On procéda à 15000 arrestations et on déporta plusieurs milliers d’hommes en Algérie., avait combattu dans les rangs de la garde nationale — parce qu’il avait tiré sur le peuple.

Ce souvenir nous aide à entrer dans les sentiments du président du Conseil[4][4] Il s’agit de Léon Blum (1872-1950), président du conseil du 5 juin 1936 au 21 juin 1937. lorsqu’il apprit la tuerie de Clichy[5][5] Le 16 mars 1937, le Parti social français (transformation des Croix-de-Feu du colonel Larocque dissoutes en 1936) tenait une réunion dans une salle de cinéma de Clichy, bastion communiste. Les Comités du Front populaire appelant à manifester, 5 à 6000 personnes défilèrent et se dirigèrent vers le cinéma évacué, entre temps, par les forces de l’ordre. La colère monta au point que des coups de feu éclatèrent et des heurts opposèrent manifestants et policiers. On compta 7 morts et 3000 blessés dont 80 parmi les forces de l’ordre. Cette fusillade marque une rupture visible au sein du Front populaire. Cf. Le Figaro du 17 mars (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k409427v) et L’Humanité des 18 (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4070225) et 19 (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k407023j).. Comme les républicains de 1848, il a voué à la classe ouvrière un culte sensible. Visiblement, depuis qu’il tient la barre, ce souci ne l’a jamais quitté : d’abord, ne pas verser le sang. Le malheur qui vient de fondre sur lui, ce sera son honneur de l’avoir redouté plus que tout, et d’avoir su le conjurer, à l’époque des occupations d’usines.

Enfin, le mauvais cap était franchi, la menace s’éloignait, et comme Aristide Briand[6][6] Aristide Briand (1862-1932). Homme politique français, Président du Conseil et Ministre des Affaires étrangères qui engagea, après la Première Guerre mondiale, une politique de rapprochement franco-allemand et tenta en 1928, au sein de la Société des Nations, de mettre la guerre « hors la loi » . disait : « Tant que je serai là, il n’y aura pas de guerre[7][7] Dans un discours prononcé le 11 septembre 1930 devant la Société des Nations à Genève, Briand a dit : « tant que je serai où je suis, il n’y aura pas de guerre. » ( « Le Discours de M. Briand » , Le Figaro, 12 septembre 1930, p. 2 ; voir http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2963530.image.f2.) » , Léon Blum répétait avec la même espérance : « Tant que je serai là, le sang des pauvres ne sera pas répandu. »

Le plus intelligent des hommes d’extrême gauche[8][8] Il faut comprendre ici le Parti communiste français., lorsque la vague populaire le porta à la présidence du Conseil, n’ignorait pas le sens terrible que prend, pour un socialiste convaincu, ce cliché : « [Note: Le guillemet d'ouverture manque dans l'original.] l’épreuve du pouvoir » . Sa connaissance du cœur humain eût suffi à le lui révéler s’il n’avait pas vu, depuis sa jeunesse, l’État bourgeois se fournir de serviteurs à poigne dans les rangs socialistes. Au mois de mai 1936, Léon Blum, devenu le chef du gouvernement, savait que, jusqu’à lui, il n’y avait pas eu d’exemple d’un révolutionnaire que l’exercice du pouvoir n’eût maté et mis au pas[10][10] Mauriac pensait-il à Aristide Briand qui commença sa carrière politique dans les rangs du socialisme révolutionnaire et finit par être l’un des ténors du centre gauche dans les années 1920 ?. Le Parlement républicain a toujours été une école de dressage où les militants d’extrême gauche acquièrent les vertus et les vices nécessaires au gouvernement d’un grand peuple.

Léon Blum s’en est souvenu, et de toute évidence, ayant mesuré le péril, il s’est fait à lui-même cette promesse : « Moi, je ne succomberai pas. » Aucun socialiste n’a assumé la direction des affaires avec un désir si passionné de ne pas trahir, avec un tel parti pris de fidélité.

Il a ambitionné cette gloire de réconcilier l’action et le rêve[11][11] Cf. Les vers de Baudelaire : « — Certes, je sortirai, quant à moi, satisfait / D’un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve » ( « Le Reniement de Saint Pierre » , Les Fleurs du mal, 1857 ; voir http://fr.wikisource.org/wiki/Le_Reniement_de_saint_Pierre_%281857%29).. Il a voulu qu’en politique, la poésie devienne réalité. Pour y atteindre, il s’est adressé à la classe ouvrière comme à une personne, comme si c’était quelqu’un en face de lui qui pût entrer dans ses raisons, s’associer à son effort, se faire complice du miracle.

Depuis huit jours, les Français se disaient en eux-mêmes : « Qui sait ? Peut-être va-t-il réussir ? » Car nous vivons en des temps étranges où un Roosevelt[12][12] Franklin Delano Roosevelt (1882-1945), président des États-Unis d’Amérique élu en 1932, puis réélu en 1936. ramène la prospérité en gouvernant pour le peuple[13][13] La politique de Roosevelt visant à lutter contre la crise ayant débuté aux États-Unis en 1929 est baptisée New Deal. Elle reprend les thèses keynésiennes de relance économique par la consommation. La production industrielle, après avoir chuté de moitié en 1932 est quasiment revenue au niveau de 1929 en 1937. Le crédit reprend, ce qui permet un redémarrage de l’investissement.

Ainsi renaissait l’espérance. L’autre soir, à l’Opéra, porté sur les accords de la musique anglaise[14][14] Le 16 mars Sir Thomas Beecham à la tête de l’orchestre Philarmonique de Londres donne à l’Opéra un concert en grande partie dédié à la musique anglaise (Haendel, Haydn, Elgar) ainsi qu’au Carnaval romain de Berlioz. Le président de la république Albert Lebrun y assiste en compagnie de plusieurs membres du gouvernement (dont Jean Zay et Léon Blum). A l’entracte sir Thomas Beecham reçut la cravate de Commandeur de la Légion d’honneur., Léon Blum crut peut-être avoir touché le but, il se détendait enfin, il avait le droit de fermer les yeux, comme du temps où il n’était qu’un simple écrivain, en écoutant une symphoie de Haydn. Et cependant, il recevait ce coup de couteau dans la nuit.

Le hasard ? Mauvais destin ? Allons donc ! Contre la volonté de cet idéaliste, une autre volonté travaille, et nous la connaissons, et depuis le mois de mai elle ne s’interrompt pas de creuser sa mine. Je ne désigne pas ici cet ensemble de forces que les journaux du Front populaire qualifient de factieuses[15][15] Mauriac évoque ici, entre autres, l’Action française ou le Parti populaire français de Jacques Doriot clairement profasciste.. Ces forces-là, Léon Blum les trouve sur sa route, et il les connaît bien : il gouverne contre elles, c’est-à-dire grâce à elles. Leur hostilité lui est une aide irremplaçable. Bien loin de les redouter, il les bénit ; il inventerait, si elle n’existait pas, la plus bénigne, la plus désarmée des oppositions.

Non, les adversaires tout-puissants de sa réussite ne se dressent pas contre lui, ils sont assis à sa gauche, et il s’appuie sur eux avec une tendre prudence qui craint à chaque instant d’être surprise. Leurs embrassements l’étouffent[16][16] Cf. les paroles de Néron : « J’embrasse mon rival, mais c’est pour l’étouffer. » (Racine, Britannicus (1669), IV, 3 ; voir http://fr.wikisource.org/wiki/Britannicus_%281760%29).. Il est sans cesse trahi par leurs baisers[17][17] Allusion au baiser donné par Judas ( « le traître » ) à Jésus lors de l’arrestation de ce dernier (Mc, 14, 44).. Et le sang n’est pas encore séché sur les pavés de Clichy, que le malheureux se demande à quel tournant de sa route ses terribles amis vont de nouveau l’assaillir.

François Mauriac, de l’Académie française.


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