L’Enchantement de Racine

Publication information

François Mauriac L’Enchantement de Racine Conferencia 299-307 1938-03-01 Paris Conferencia

1er mars 1938 Conferencia, 32e année, No VI IMAGES DE LA SOCIÉTÉ AU TEMPS DE LOUIS XIV L’ENCHANTEMENT DE RACINE CONFÉRENCEEn effet, cet article reprend la conférence donnée, sous le même titre, le 17 janvier 1938 par Mauriac à l’Université des Annales et publiée dans son journal : Conferencia. Ce texte sera également repris dans PPR, p. 108-16. Voir également une version abrégée, parue le 18 janvier 1938 dans Le Figaro, sous le titre : La Leçon de Racine. DE M. FRANÇOIS MAURIAC de l’Académie française avec le concours de Mlles MARIE BELLMarie Bell, née Marie-Jeanne Bellon-Downey (1900-85), actrice française, entrée à la Comédie-Française en 1921, sociétaire en 1928, elle y resta jusqu’en 1953. Son interprétation du rôle titre de Phèdre en 1942 fut tout particulièrement remarquée. Elle dirigea le Théâtre du Gymnase de 1962 à 1985. Notons que Marie Bell a joué dans Passage du Malin, pièce de Mauriac mise en scène le 9 décembre 1947 par Jean Meyer au Théâtre de la Madeleine. et VENTURAMarie Ventura, née Aristida Maria Ventura, (1888-1954), actrice française, sociétaire de la Comédie-Française en 1922 qu’elle quittera en 1941. Elle a joué dans le répertoire classique (rôle titre d’Andromaque en 1941) et elle est la première femme à assurer la mise en scène d’une pièce, Iphigénie de Racine, à la Comédie-Française en 1938., et de M. M. DONNEAUDMaurice Donneaud, acteur français qui a mis en scène Andromaque à la Comédie-Française en 1947. de la Comédie-Française faite le 17 janvier 1938

MESDAMES, MESDEMOISELLES, MESSIEURS,

IL N’EST PAS AISÉ de traiter en quelques minutes d’un auteur auquel on a consacré tout un livreLa Vie de Jean Racine, Plon, 1928., surtout lorsque cet auteur s’appelle Jean RacineJean Racine (1639-99), tragédien français. et qu’en dépit de son apparente limpidité, il est le plus mystérieux des écrivains français.

L’Enchantement de Racine !… A la réflexion, je crois que j’aurais préféré pour cette conférence un autre titre : Le Mystère de Racine. Ce mystère, comment l’exprimerai-je en termes simples et clairs ? Il tient, si vous voulez, dans la rencontre de l’art le plus concerté et qui porte à l’extrême les conventions de la forme, avec la peinture la plus vraie des passions humaines, la peinture la plus audacieuse, la plus nue.

Vous connaissez les règles étroites de la tragédie classique. On vous les a enseignées au lycée. Vous savez qu’elle exige que l’action soit une, qu’elle se passe en une seule journée, dans un Dans un encadré en bas de page : Une salle archibondée écoute, dans un silence religieux, les paroles ardentes de l’admirable conférencier. L’atmosphère racinienne qu’il crée rend plus sensible l’âme même de ces deux chefs-d’œuvre : Andromaque et Phèdre. Le public, ému et reconnaissant, fait une ovation à l’auteur d’Asmodée. même palais, dans la même salle de ce palais, entre des personnes autant que possible royales, escortées de quelques confidents, qui s’expriment en vers de douze pieds et qui s’interdisent les termes bas, — c’est-à-dire les termes usuels.

De ces fameuses règles des trois unités, la plus contraignante est, évidemment, celle du temps ; elle supprime la durée. Impossible, dans ces cinq actes qui se déroulent en une seule journée, de montrer à la fois la naissance de l’amour, ses progrès, ses reculs, ses reprises, son paroxysme, ses intermittences, sa diminution et sa mort. La passion n’y peut être saisie qu’à l’extrême bord de la catastrophe dernière. Ajoutez-y l’impossibilité de peindre les personnages à diverses époques de leur vie. Nous comprenons que derrière les barreaux de la tragédie classique le génie du grand CorneillePierre Corneille (1606-84), tragédien français se soit débattu et qu’il y ait meurtri ses ailes de géant.

Racine, lui, accepte la cage et s’y sent à l’aise. Au milieu de tant d’obstacles accumulés et de toutes ces exigences, il s’établit sans que les barreaux le gênent ; et ce n’est pas assez de dire qu’il évite de s’y heurter. Il les utilise, il raffinerait plutôt sur les règles que l’usage lui impose tant il est peu embarrassé. Ces lois sévères, au lieu de l’asservir, semblent le rendre plus libre ; et nous touchons ici à l’essentiel de ce que j’appelais son mystère, son secret, si vous aimez mieux : ce dont ces règles, en apparence contraignantes, le privent, c’est justement de ces facilités qui l’empêcheraient peut-être d’atteindre et de serrer de près l’objet essentiel de son étude : les passions du cœur humain.

MESDAMES ET MESSIEURS, vous allez au théâtre ou au cinéma. Vous voyez sur la scène ou à l’écran des dames et des messieurs habillés comme vous-mêmes, qui usent du vocabulaire courant et de l’argot, qui boivent du vrai champagne dans de vrais verres, qui téléphonent, allument une cigarette, se balancent dans un fauteuil. Or, ces personnages, qui sont votre réplique exacte, qui appartiennent à votre condition, qui parlent votre langue, il est bien rare que vous les reconnaissiez pour des gens de votre famille, bien rare que vous vous retrouviez en eux.

Les sentiments qu’ils expriment ne vous révèlent rien sur votre propre cœur, ni sur les êtres qui vous sont familiers. D’ailleurs, vous ne leur en demandez pas tant ; vous acceptez les règles du jeu : c’est là une humanité de théâtre, conventionnelle, qui obéit aux lois d’une psychologie rudimentaire, mécanique, à l’usage des planches. Ils ne vous ressemblent que du dehors. Ces actrices habillées par la couturière de votre femme, ces acteurs vêtus d’un smoking pareil à celui de votre époux et qui évoluent sur une scène meublée par votre tapissier, appartiennent à une race qui, au fond, vous est aussi étrangère que les habitants de la Lune, de la planète Mars ou du Musée Grévin.

Or, par un phénomène contraire, voici que s’avance sur la même scène une jeune femme qui déclare être la fille de Minos et de PasiphaéRacine, Phèdre, 1677. Cette dénomination correspond à la fois à la présentation du personnage par Racine (PHEDRE : femme de Thésée et fille de Minos et de Pasiphaé) et à celle d’Hippolyte avant l’apparition de Phèdre à l’Acte I, scène 1. Ce vers a exprimé toute la musicalité de l’alexandrin de Racine. Par ailleurs, conformément aux règles de la tragédie antique, Phèdre descend d’une famille illustre et son ascendance recouvre un aspect symbolique., qui n’hésite pas à parler du sacré soleil dont elle est descendueActe IV, scène 6 : Misérable ! et je vis ! et je soutiens la vue / De ce sacré soleil dont je suis descendue !. : Phèdre s’adresse à vous du fond des siècles. Il faut, pour atteindre le palais de Trézène où elle souffre, remonter le cours de l’Histoire et s’aventurer jusqu’aux confins de la Fable. Et pourtant, le cœur de cette fille des dieux bat au rythme du vôtre. En dépit de ce formidable éloignement dans le temps, Phèdre vous est plus familière qu’aucune héroïne contemporaine. Je dirai plus : Phèdre est la plus moderne de toutes, au point d’exprimer sous une forme pudique, et pourtant terriblement claire, ce que s’efforcent de nous laisser entendre les écrivains d’aujourd’hui les plus audacieux et les plus troubles.

Cependant, elle n’essaye pas, pour que vous la compreniez, de parler votre langue ; elle ne tente pas le moindre effort pour se mettre à votre portée. Nous touchons là à un autre aspect du mystère de Racine : ce ne serait pas trop, n’est-ce pas ? de la liberté totale que donne la prose pour entrer dans toutes les nuances de la passion que nous devons peindre, surtout quand il s’agit de l’exprimer non pas dans un essai ou dans un roman, mais en plein drame, dans le déroulement du discours et dans la violence des actes. Or, voici, non plus la bonne, simple et solide prose, mais l’alexandrin, le vers de douze pieds coupé par la césure, avec l’alternance des deux rimes masculines et des deux rimes féminines. Eh bien, nulle part chez Racine le courant psychologique ne souffre d’être ainsi endigué ; l’obstacle de l’alexandrin n’en rompt jamais la continuité admirable. Au contraire, il semble ici que le vers ordonne et clarifie la pensée et oblige le poète à la porter au plus haut degré de précision et de justesse. Aucun mot douteux n’est plus supportable. Racine sait qu’il ne peut rien se permettre contre la propriété dans les termes, contre leur convenance exacte. Par l’alexandrin implacable, Racine se laisse de bonne grâce condamner à la perfection. Il fait plus : il enlève à l’alexandrin l’apparence même de l’implacabilité et de la rigueur en tirant de lui, — nous ne dirons pas une musique, car tout ce que musique signifie de vague, d’indécis, de confus, exprime mal cette harmonie des sentiments et des pensées aux contours définis, des passions démesurées et pourtant circonscrites. Dans la littérature universelle, il n’est rien de moins flou que Racine. La limpidité même de l’art racinien a fait illusion. Ses eaux très pures ne paraissent jamais très profondes. Il fait trop clair dans Racine, il épand sur notre misère une lumière trop égale pour que nous nous apercevions d’abord qu’à sa suite nous avons atteint un des derniers cercles de l’enfer humain, que nous sommes descendus dans les bas-fonds de la créature, et que le doux Racine, le tendre Racine n’appréhende jamais mieux l’amour que dans une férocité désespérée.

ANDROMAQUERacine, Andromaque, 1667.

SON PREMIER chef-d’oeuvre, Andromaque, nous enseigne que l’objet aimé est inaccessible. EuripideRappelons que dans la préface de Phèdre, en 1677, Racine évoquera le poète grec Euripide (484-406 av. J.-C.) et sa tragédie : Hippolyte porte-couronne (- 428), comme l’une de ses sources. le savait, mais les auteurs des romans de chevalerie l’avaient oublié et aussi Honoré d’UrféHonoré d’Urfé (1567-1625), célèbre pour son roman pastoral L’Astrée (1607-27). et les écrivains chéris des Précieuses. Toute cette société galante d’avant Racine ne doutait pas qu’un cœur bien épris ne pût à la fin, après beaucoup de soins et d’efforts, mériter Image au centre de la page : JEAN RACINE. (BIBL. NAT.) de conquérir et d’attendrir l’objet adoré. Dans Andromaque, ils firent une tragique découverte.

Vous connaissez tous, depuis le collège, cette chaîne lugubre : Oreste aime Hermione, qui aime Pyrrhus, qui aime Andromaque, qui aime le fantôme de son époux. L’impuissance totale d’Oreste devant Hermione, l’inexistence même d’Hermione devant Pyrrhus, voilà ce que, depuis les grands anciens, le monde n’osait plus regarder en face. Nous savons, maintenant, qu’Oreste n’a rien à attendre d’Hermione, ni Hermione de Pyrrhus, et que, lorsque nous sommes pris dans cette chaîne infernale, aucune force sur la terre ni dans le ciel ne pourrait rien changer à ce désordre monstrueux d’un monde où nous n’aimons pas qui nous aime, et où nous aimons qui ne nous aime pasCe thème majeur est récurrent dans toute l’œuvre de Mauriac..

Lorsque, au quatrième acte, après son passager triomphe, Hermione voit sa rivale Andromaque l’emporter de nouveau, elle doit affronter une dernière fois Pyrrhus, qui tente auprès d’elle une maladroite visite de convenance. Tandis que la malheureuse se livre toute à une fureur d’adoration, elle découvre soudain, au milieu de ses paroles de tendresse, que Pyrrhus, la tête un peu détournée, ne l’écoute même pas. L’entend-il seulement ? Il est ailleurs, à mille lieues de cette furie, auprès de sa chère Andromaque. Alors seulement, peut-être, Hermione saisit-elle que son corps, que son cœur, que tout ce qui constitue Hermione n’existe pas, n’a jamais existé aux yeux de son bourreau, qu’elle ne possède pour Pyrrhus aucune réalité, même physique. C’est cette courte et sublime scène que Mlle Marie Bell et M. Donneaud ont bien voulu venir interpréter devant vous.

(Mlle Marie Bell joue avec M. Maurice Donneaud la célèbre scène de la jalousie d’Hermione. La belle artiste et son camarade Donneaud sont fort applaudis et rappelés. En manière de bis, Mlle Marie Bell veut bien ajouter au programme la Prière d’Esther, dont la Comédie-Française vient de faire une reprise écltante.)

SCENE d’ANDROMAQUE jouée par Mlle MARIE BELL et M. DONNEAUD

ACTE IV. — SCENE V

PYRRHUS

Vous ne m’attendiez pas, madame ; et je vois bien Que mon abord ici trouble votre entretien. Je ne viens point, armé d’un indigne artifice, D’un voile d’équité couvrir mon injustice : Il suffit que mon cœur me condamne tout bas ; Et je soutiendrais mal ce que je ne crois pas. J’épouse une Troyenne. Oui, madame, et j’avoue Que je vous ai promis la foi que je lui voue. Un autre vous dirait que dans les champs troyens Nos deux pères sans nous formèrent ces liens, Et que sans consulter ni mon choix ni le vôtre, Nous fûmes sans amour engagés l’un à l’autre ; Mais c’est assez pour moi que je me sois soumis. Par mes ambassadeurs mon cœur vous fut promis ; Loin de les révoquer, je voulus y souscrire. Je vous vis avec eux arriver en Épire ; Et quoique d’un autre œil l’éclat victorieux Eût déjà prévenu le pouvoir de vos yeux, Je ne m’arrêtai point à cette ardeur nouvelle : Je voulus m’obstiner à vous être fidèle, Je vous reçus en reine ; et jusques à ce jour J’ai cru que mes serments me tiendraient lieu d’amour. Mais cet amour l’emporte, et par un coup funeste Andromaque m’arrache un cœur qu’elle déteste. L’un par l’autre entraînés, nous courons à l’autel Nous jurer, malgré nous, un amour immortel. Après cela, madame, éclatez contre un traître, Qui l’est avec douleur, et qui pourtant veut l’être. Pour moi, loin de contraindre un si juste courroux, Il me soulagera peut-être autant que vous. Donnez-moi tous les noms destinés aux parjures : Je crains votre silence, et non pas vos injures ; Et mon cœur, soulevant mille secrets témoins, M’en dira d’autant plus que vous m’en direz moins.

HERMIONE

Seigneur, dans cet aveu dépouillé d’artifice, J’aime à voir que, du moins, vous vous rendiez justice, Et que, voulant bien rompre un nœud si solennel, Vous vous abandonniez au crime en criminel. Est-il juste, après tout, qu’un conquérant s’abaisse Sous la servile loi de garder sa promesse ? Non, non, la perfidie a de quoi vous tenter ; Et vous ne me cherchez que pour vous en vanter. Quoi ! sans que ni serment ni devoir vous retienne, Rechercher une Grecque, amant d’une Troyenne ? Me quitter, me reprendre, et retourner encor De la fille d’Hélène à la veuve d’Hector ? Couronner tour à tour l’esclave et la princesse ; Immoler Troie aux Grecs, au fils d’Hector la Grèce ? Tout cela part d’un cœur toujours maître de soi, D’un héros qui n’est point esclave de sa foi. Pour plaire à votre épouse, il vous faudrait peut-être Prodiguer les doux noms de parjure et de traître. Vous veniez de mon front observer la pâleur, Pour aller dans ses bras rire de ma douleur. Pleurante après son char vous voulez qu’on me voie ; Mais, Seigneur, en un jour ce serait trop de joie ; Et sans chercher ailleurs des titres empruntés, Ne vous suffit-il pas de ceux que vous portez ? Du vieux père d’Hector la valeur abattue Aux pieds de sa famille expirante à sa vue, Tandis que dans son sein votre bras enfoncé Cherche un reste de sang que l’âge avait glacé ; Dans des ruisseaux de sang Troie ardente plongée ; Photo : Mme BARTET, DANS LE ROLE D’ANDROMAQUE De votre propre main Polyxène égorgée Aux yeux de tous les Grecs indignés contre vous : Que peut-on refuser à ces généreux coups ?

PYRRHUS

Madame, je sais trop à quels excès de rage La vengeance d’Hélène emporta mon courage : Je puis me plaindre à vous du sang que j’ai versé ; Mais, enfin, je consens d’oublier le passé. Je rends grâces au ciel que votre indifférence De mes heureux soupirs m’apprenne l’innocence. Mon cœur, je le vois bien, trop prompt à se gêner, Devait mieux vous connaître et mieux s’examiner. Mes remords vous faisaient une injure mortelle ; Il faut se croire aimé pour se croire infidèle. Vous ne prétendiez point m’arrêter dans vos fers : J’ai craint de vous trahir, peut-être je vous sers. Nos cœurs n’étaient point faits dépendants l’un de [l’autre ; Je suivais mon devoir, et vous cédiez au vôtre. Rien ne vous engageait à m’aimer, en effet.

HERMIONE

Je ne t’ai point aimé, cruel ? Qu’ai-je donc fait ? J’ai dédaigné pour toi les vœux de tous nos princes ; Je t’ai cherché moi-même au fond de tes provinces ; J’y suis encor, malgré tes infidélités, Et malgré tous mes Grecs honteux de mes bontés. Je leur ai commandé de cacher mon injure ; J’attendais en secret le retour d’un parjure ; J’ai cru que tôt ou tard, à ton devoir rendu, Tu me rapporterais un cœur qui m’était dû. Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ? Et même en ce moment où ta bouche cruelle Vient si tranquillement m’annoncer le trépas, Ingrat, je doute encor si je ne t’aime pas. Mais, Seigneur, s’il le faut, si le ciel en colère Réserve à d’autres yeux la gloire de vous plaire, Achevez votre hymen, j’y consens. Mais, du moins, Ne forcez pas mes yeux d’en être les témoins. Pour la dernière fois je vous parle peut-être : Différez-le d’un jour ; demain, vous serez maître. Vous ne répondez point ? Perfide, je le voiCoquille : il faut lire vois., Tu comptes les moments que tu perds avec moi ! Ton cœur, impatient de revoir ta Troyenne, Ne souffre qu’à regret qu’un autre t’entretienne. Tu lui parles du cœur, tu la cherches des yeux. Je ne te retiens plus, sauve-toi de ces lieux : Va lui jurer la foi que tu m’avais jurée, Va profaner des dieux la majesté sacrée. Ces dieux, ces justes dieux n’auront pas oublié Que les mêmes serments avec moi t’ont lié. Porte aux pieds des autels ce cœur qui m’abandonne : Va, cours. Mais crains encor d’y trouver Hermione.

Acte IV, scène V. RACINE.

J’AURAIS AIMÉ vous parler de Britannicus, de Bajazet, d’AthalieBritannicus (1669), Bajazet (1672), Athalie (1691). surtout. Mais, puisqu’il faut choisir entre les grandes tragédies de Racine, nous nous arrêterons à Phèdre, qui n’est peut-être pas la plus parfaite, mais dont l’héroïne contient, semble-t-il, toutes les autres et, en même temps, les dépasse. Phèdre n’a pas la perfection d’Andromaque ni de Britannicus, parce que c’est une tragédie à un seul personnage, mais ce personnage domine tout le théâtre et non pas seulement tout le théâtre français, celui de tous les pays et de tous les temps.

L’époux de Phèdre, Thésée, ne nous touche guère. Hippolyte lui-même n’existe que dans la fulguration du désir de Phèdre, Racine n’ayant pas osé emprunter à Euripide l’adolescent farouche, l’adolescent trop chaste qui hait toutes les femmes. Cela nous importe peu. Peut-être vaut-il mieux que Phèdre soit torturée par un garçon simple, bien élevé, et, si j’ose dire, de modèle courant, amoureux d’une fille de son âge. Comme, plus tard, elle fera dans Athalie l’héroïne racinienne, ici, se heurte non à un homme, mais à Dieu. Phèdre est torturée par Hippolyte, mais son vrai débat se situe sur un plan plus élevé : il est avec ce Dieu qui, en dehors de la loi conjugale, a fait de l’amour humain un crime, un crime que pourtant sa créature, quand elle est de la race de Phèdre, ne peut pas ne pas commettre. Ses contemporains ne s’y sont pas trompés : c’est le drame de la grâce que Racine porte à la scène, le drame de notre éternité, de notre salut ; ce qu’il incarne à nos yeux, ce qu’il nous fait voir et toucher, c’est le problème insoluble, qui n’a jamais trouvé de réponse ; c’est le mystère des mystères pour les hommes qui ont la foi : le mystère du mal.

Une bête fauve tient Phèdre entre ses griffes, la lâche un peu, la laisse courir, la rattrape d’un bond. Phèdre malgré soi perfide ! Malgré soi incestueuse ! Un siècle plus tard, on commencera à déifier cette passion irrésistible, on lui accordera tous les droits, on se glorifiera de se soumettre à son empire. L’admirable, dans Phèdre, c’est qu’elle hait son propre désir, qu’elle se sent responsable de ses fatalités et qu’à aucun moment elle ne cède à la tentation de s’absoudre.

Il est vrai que son amour n’est pas un amour ordinaire : Phèdre aime son beau-fils, le fils de son mari. Inceste, mais pourtant inceste bénin, si l’on peut dire, puisque le même sang ne coule pas dans leurs veines. Au fond, cela importe peu : nous pourrions, sans changer un seul vers, imaginer Phèdre coupable, dans cet ordre, des crimes les plus étranges. Et c’était, sans doute, l’intention cachée de Racine, car, imitant Euripide, il ne craint pas de faire allusion aux erreurs monstrueuses de Pasiphaé, la mère de Phèdre :

O haine de Vénus ! O fatale colère ! Dans quels égarements l’amour jeta ma mèreRacine, Phèdre, Acte I, scène 3. !

Il n’a pas attendu de connaître les théories de l’hérédité pour savoir que le problème du mal n’intéresse pas l’individu, mais la race. C’est bien toute une race asservie au mal dont Racine nous décrit le martyre : pour la première fois, lui qui, jusqu’alors, avait livré ses amantes insensées à leur fureur avec une sorte de lucidité amère, féroce, semble ressentir quelque pitié. Il n’a pas eu pitié d’Hermione ni de Roxane ; il les regardait aimer, souffrir et tuer, avec un dur détachement, comme il eût fait d’insectes, de mantes religieuses. Mais Phèdre touche trop notre cœur pour qu’elle n’ait pas d’abord touché le sien. Ici, Racine, à force d’implacabilité, finit par être troublé, attendri. Veuillez me pardonner, à ce propos, de me citer moi-même et de vous lire une page de ma Vie de Racine :

Nous aimons Phèdre pour ses moments d’humilité. Elle ne se défend pas ; elle connaît son opprobre, l’étale aux pieds mêmesCoquille : il faut lire même. d’Hippolyte. L’excès de sa misère nous apparaît surtout lorsque, lui ayant décrit son triste corps qui a Photo : SARAH BERNHARDT, DANS LA GRANDE SCENE DU IIIe ACTE DE PHEDRE. langui, qui a séché dans les feux, dans les larmes, elle ne peut se retenir de crier à l’être qui est sa vie (rien de plus déchirant n’est jamais sorti d’une bouche humaine) :

Il suffit de tes yeux pour t’en persuader, Si tes yeux un moment pouvaient me regarderRacine, Phèdre, Acte II, scène 5..

Prodigieuse lucidité ! Où cette nouvelle Hermione, cette dernière incarnation de Roxane, a-t-elle appris à se connaître ? Hermione n’erre plus en aveugle dans le palais de Pyrrhus. Roxane est sortie du sérail obscur. Sous les traits de Phèdre, elles entrent en pleine lumière et soutiennent en frémissant la vue du soleil sacré. Il faut aller jusqu’à l’horreur quand on se connaît… écrit Bossuet maréchal de BellefondsBossuet, Lettre au maréchal de Bellefonds (Œuvres complètes, t. XXXVII, p.63). Cette phrase sera reprise par Mauriac, notamment dans les Mémoires intérieurs (Flammarion, 1959), à propos de Montherlant (OA, p.518).. Phèdre va jusqu’à cette horreur. Elle est fille des dieux, fille du ciel ; elle le sait, de cette même science qui était celle de Racine dans le temps où il l’a mise au monde. Lui aussi, dès qu’il a commencé de balbutier, ce fut pour adorer le Père qui est au cielAllusion à la première ligne du Pater : Notre Père, qui êtes aux cieux. ; et à travers tous les désordres où sa jeunesse l’engagea, il ne perdit point le souvenir de sa filiation divine. Dans le pire abaissement, le chrétien se connaît comme fils de Dieu.

Mais Phèdre ignore le Dieu qui nous aime d’un amour infini. Son cœur malade ne peut se tourner vers ce juge dont elle n’attend rien qu’un supplice nouveau propre à châtier son crime. Aucune goutte de sang n’a été versée pour cette âme. Elle est de ces misérables que les maîtres du petit Racine frustrent sereinement du bénéfice de la Rédemption. Ils avaient une pire croyance : ils ne doutaient pas que le Dieu tout-puissant n’ait voulu aveugler et perdre telles de ses créaturesLe théologien Jansenius (1585-1638, de son vrai nom Cornelius Jansen) a développé une forme de la doctrine de prédestination selon laquelle, en raison du péché originel, l’homme serait inévitablement orienté vers le mal, et donc voué à la réprobation éternelle, à moins qu’il ne reçoive la grâce divine — don irrésistible, accordé selon la mystérieuse volonté de Dieu, et qui laisse peu de place au libre arbitre humain. Les idées de Jansenius ont profondément marqué l’enseignement dispensé par les Petites écoles de Port-Royal où le jeune Racine a reçu son éducation.. Leur divinité rejoignait le Fatum : un Destin qui ne serait pas aveugle, terriblement attentif, au contraire, à la perte des âmes réprouvées dès avant leur naissance.

Phèdre traîne après elle une immense postérité d’êtres qui savent ne pouvoir rien attendre ni espérer, exilés de tout amour, sur une terre déserte, sous un ciel d’airainCf. les malédictions prononcées par Moïse contre ceux qui ne garderaient pas les commandements de Yahvé : Les cieux au-dessus de toi seront d’airain et la terre sous toi sera de fer (Dt, 28, 23).. Nous retrouvons, à chaque tournant de notre route, sa figure morte, ses lèvres sèches, ses yeux brûlés qui demandent grâce ; tristes corps perclus de honte et dont le seul crime est d’être au mondeFrançois Mauriac, La Vie de Jean Racine, Plon, 1928 ; repris in OC, VIII, 105-06..

EN DÉPIT de ce que croyaient les Jansénistes, tant que Phèdre erre dans le désert de son amourLe désert de l’amour est encore un thème récurrent dans l’œuvre de Mauriac, et le titre d’un de ses romans paru chez Grasset en 1925 (couronné du Grand Prix du roman de l’Académie française en 1926). Mauriac emprunta son titre à Rimbaud dont Les Déserts de l’amour datent de 1871. sans qu’il lui soit permis de s’en évader, elle n’est pas coupable. L’intention seule fait le crime. Crucifiée malgré elle à son désir, Phèdre eût été une victime, peut-être une martyre. Une passion dérivée de l’autre,On respecte la ponctuation de l’original. achèvera de la perdre : c’est la jalousie. Phèdre, repentante, allait s’accuser devant son époux, sauver Hippolyte faussement chargé par Œnone…, et tout à coup elle découvre qu’elle a une rivale. Elle apprend qu’Hippolyte aime Aricie : Ah ! douleur non encore éprouvéeRacine, Phèdre, Acte IV, scène 6. !

Vous pouvez relire tout ce qui a été écrit depuis Phèdre sur la jalousie, sur ce sujet atroce. On n’a rien ajouté, on n’ajoutera rien à ces cris d’agonie d’une créature qui se représente le bonheur de sa rivale, ce bonheur permis d’une jeune fille qui aime un jeune garçon, ce bonheur innocent :

Tous les jours se levaient clairs et sereins pour euxRacine, Phèdre, Acte IV, scène 6. !

On n’ajoutera rien à ces brusques désirs de meurtre dont la malheureuse ressent en même temps que l’horreur et la honte sous le regard du Dieu implacable qui la voit.

Voici donc ce Français né à La Ferté-Milon, Jean Racine, qui, en usant d’un langage pas très riche, mais strictement adapté aux passions qu’il décrit, a obtenu, grâce à cette conformité, un accord, une harmonie, — l’harmonie racinienne dont l’enchantement avec les siècles ne s’est pas épuisé, mais dont le secret semble perdu.

Perdu, il l’a été dès le lendemain de sa mort. Il l’était peut-être déjà de son vivant : le théâtre et surtout la tragédie, avec ses règles étroites, classiques, est, de tous les genres, celui où un auteur atteint le plus tôt sa limite et trouve le moins de facilité pour se renouveler.

Racine a atteint non seulement sa propre limite, mais celle de la tragédie. Il ne laisse après lui de place qu’à des pastiches. VoltaireVoltaire (François Marie Arouet, dit) (1694-1778), tragédien et philosophe français.., auteur dramatique, n’est qu’un pasticheur. Après Voltaire, ceux qu’on a appelés les pseudo-classiques ont longtemps encombré la scène française de productions fades et de bas artifices. Par réaction, les romantiques crurent imiter ShakespeareWilliam Shakespeare (1564-1616), dramaturge anglais. en se jetant dans les outrances du langage et dans l’invraisemblance des situations. Mais là où règne le faux dans les sentiments, là aussi règne et triomphe la fausse poésie. Alors, par un excès contraire, on chercha à reproduire servilement la vie. Le plat réalisme du langage, des décors, des costumes, des accessoires, bien loin d’obtenir la vérité cherchée, enfonça le théâtre dans une pire convention et dans un pire mensonge.

AUJOURD’HUI, sous des formes diverses et à de très belles exceptions près, le théâtre s’obstine dans ces deux erreurs : la reproduction, la copie des formes extérieures de la vie courante, ou, au contraire, les afféteries et les enjolivures d’une fantaisie faussement poétique rapportée du dehors.

J’ai appris à mes dépens — puisque j’ai mis, cette année, la main à la pâteMauriac a fait représenter sa première pièce, Asmodée, le 22 novembre 1937 au Théâtre français, elle paraît chez Grasset en 1938. — combien il est difficile de trouver sa voie entre ce Charybde et ce Scylla quand on ne possède pas le génie ailé de GiraudouxJean Giraudoux (1882-1944), dramaturge et romancier français. ou la puissance satirique d’Édouard BourdetÉdouard Bourdet (1887-1945), dramaturge français et administrateur de la Comédie-Française de 1936 à 1940.. Et je sais bien la critique que j’écrirais sur ma pièce Asmodée, si je voulais jouer au petit jeu de me juger moi-même. Mais je sais aussi dans quelle direction je suis résolu à travailler, à chercher, et de quel côté j’attends la lumière.

Ce n’est pas que j’aie la sottise de penser que l’on doive recommencer Racine. Mais je crois que son oeuvre nous met en défense à la fois contre la fausse poésie et contre le faux réalisme, en nous rappelant que la poésie dramatique brûle au cœur même du réel, qu’elle se dégage d’une simple parole, d’un geste où l’être se livre, qu’elle tient tout entière dans le jeu des sentiments et des passions.

La seule méthode pour réconcilier la poésie avec le théâtre, c’est d’y serrer du plus près possible le réel intérieur. C’est d’atteindre à cette forme dépouillée et nue qui livre le cœur palpitant. Telle est la leçon de Jean Ra Photo : Mlle VENTURA cine. Au théâtre, on ne va pas de la poésie au vrai, on va du vrai à la poésie. Les recherches de style, l’usage des symboles et de la féerie ne créeront pas le climat poétique attendu, si nos personnages sont faux et conventionnels. La poésie est la récompense de l’auteur qui a su transposer sur la scène et nous rendre accessible le débat éternel de l’homme divisé contre lui-même.

Il serait facile de montrer que, si quelques œuvres dramatiques de ce temps ont échappé à la condamnation qui pèse sur notre théâtre, c’est dans la mesure où, Photo : Mlle MARIE BELL à travers les caractères et les mœurs d’une époque, elles ont atteint l’homme de tous les temps, c’est-à-dire chacun de nous.

La scène fameuse de PhèdreActe II, scène 5., que M. Donneaud et Mlle Ventura vont interpréter devant vous, peut être considérée comme la réussite suprême de cet art où poésie et réalité ne se distinguent plus l’une de l’autre, où les vers les plus beaux qui aient jamais été écrits épousent étroitement les divers mouvements d’un cœur possédé, les reprises, les abandons, les derniers sursauts d’une créature aux abois. (Applaudissements prolongés. Rappels enthousiastes.)

FRANÇOIS MAURIAC, de l’Académie française. (Pour terminer la belle séance, Mlle Marie Ventura et M. Donneaud jouent la scène de la Déclaration de Phèdre, scène immortelle qu’ils font acclamer.) Photo au centre de la page : M. MAURICE DONNEAUD (STUDIO MANUEL FRERES.)