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Mauriac reprend ici presque intégralement le texte d’une conférence prononcée le 12 septembre 1937, au Cayla, dans le Tarn, lors de l’inauguration du musée consacré à Maurice et Eugénie de Guérin.
Cayla, dans le Tarn, le musée où sont réunis les souvenirs de Maurice et
Eugénie de Guérin. A cette occasion, notre éminent collaborateur François
Mauriac a prononcé un discours magistral dont nous avons le privilège
d’offrir aux lecteurs du
Si Maurice et Eugénie de Guérin sont
aujourd’hui revenus dans leur Cayla
pour nous y accueillir, ils ne considèrent
pas avec dédain ce que nous leur offrons,
pauvres vivants, dans nos cœurs unis.
L’amour est la seule richesse qui ait
cours à la fois dans le temps et dans
est un acte d’amour.
Cent ans après qu’un homme est re
tourné
en poussière, il ne lui importe
guère d’être admiré, mais il lui importe
beaucoup d’être aimé. Auprès de La
martine
ou de Hugo, Maurice de Guérin
ressemble à un pauvre enfant dont on
a retrouvé les cahiers d’écolier au fond
d’un pupitre… et pourtant c’est lui, le
privilégié, qui occupe une place dans no
tre
cœur et, si nous avons la foi, dans
nos prières ; lui, le seul ami de notre
jeunesse que nous n’ayons pas perdu et
que nous soyons assurés maintenant de
ne perdre jamais.
Quand j’avais vingt ans, ma prédilec
tion
allait à tout ce groupe fiévreux de
jeunes hommes, prêtres, ou laïcs, qui se
pressaient à la ChênaieCette prédilection était telle que Mauriac songea à consacrer au groupe qui se réunissait au domaine de La Chênaie un essai qui eût été l’équivalent du
de Lamennais et dont Maurice de Guérin
paraissait être le plus obscur. Aujour
d’hui,
Montalembert, Lacordaire lui-mê
me
comptent peu pour moi. Je me suis
détourné de ces bouches trop éloquentes :
à mesure que nous avançons dans la vie,
nous préférons les silencieux.
A la Chênaie, Maurice était celui qui
ne parlait pas. Ni monsieur Féli, ni La
cordaire
ne faisaient grand cas du gar
çon
taciturne. Mais ce Lamennais qui
jouait au prophète, qu’il eût été surpris,
s’il avait pu prévoir qu’après un siècle,
ses
nous d’un moindre poids que le journal
secret rédigé la nuit par un enfant lan
guedocien,
exilé en Bretagne au fond des
tristes forêts. Les débats tragiques de
l’abbé de Lamennais avec Rome nous re
tiennent
moins aujourd’hui que le drame
caché dans le cœur de Maurice de Gué
rin
et dont il se délivrait la nuit, en
fixant ses impressions et ses songes sur
les pages d’un cahier vert.
Quel drame ? Quel est le drame de
Maurice de Guérin ? Pour y entrer pro
fondément,
peut-être faut-il l’avoir vécu.
Il faut avoir été, dès l’enfance, captivé
à la fois par les dieux et touché par la
Grâce. Vous connaissez sans doute ces
vers fameux que Maurice a écrits et que
j’aime entre tous :
Mon destin s’est formé dans l’épaisseur des bois.
J’ai grandi, recouvert d’une chaleur sauvage,
Et le vent qui rompait le tissu de l’ombrage
Me découvrit le ciel pour la première fois.
Les faveurs de nos dieux m’ont touché dès l’enfance ;
Mes plus jeunes regards ont aimé les forêts,
Et mes plus jeunes pas ont suivi le silence
Qui m’entraînait bien loin dans l’ombre et les secrets.
Mais le jour où, du haut d’une cime perdue,
Je vis (ce fut pour moi comme un brillant réveil !)
Le monde parcouru par les feux du Soleil,
Et les champs et les eaux couchés dans l’étendue,
L’étendue enivra mon esprit et mes yeux ;
Je voulus égaler mes regards à l’espace,
Et posséder sans borne en égarant ma trace,
L’ouverture des champs avec celle des cieux
Le mystère de Guérin tient dans ces
quelques vers. Ceux qui n’appartiennent
pas à sa race spirituelle peuvent admirer
le prosateur inspiré de la
du
dans ce mystère dont je parle. Pour
Maurice, la foule des arbres compte da
vantage
que la foule des hommes. Un La
cordaire,
un Montalembert s’adressaient
à d’immenses auditoires pleins d’ap
plaudissements
et de cris, mais lui, il n’a
commerce qu’avec ces êtres immobiles et
muets dont le vent émeut la chevelure de
feuillage et qui cachent sous leur écorce
des passions inconnues.
Sans doute a-t-il aimé des créatures hu
maines,
il a cru les aimer. La baronne
de Maistre a reçu des lettres d’une immor
paru qu’à travers cette femme éphémère,
Cybèle regardait fixement son enfant sau
vage
et l’attirait dans la nuit des branches
froissées par le vent.
Peut-être aucune créature n’est-elle en
trée
aussi profondément dans son cœur
que la jeune femme de son ami Hippolyte
de la Morvonnais, cette MarieElle mourut en janvier 1835. Guérin écrivit une
Méditation sur la mort de Marie
.
il n’adressa jamais une parole d’amour,
mais au Val d’Arguenon, il avait vécu au
près
d’elle dans le bercement de la mer ;
et lorsqu’il dut s’en aller un soir, l’adieu
éternel qu’elle lui jeta à mi-voix, depuis
le perron, se perdit dans la rafale et dans
les ténèbres. Désormais, Marie qui était au
moment de mourir, serait toute mêlée
pour Guérin à la montée des constella
tions,
à l’écume et aux souffles des ma
rées ;
elle se confondrait dans son sou
venir
avec ces nuits d’immobilité et de
silence où il demeurait attentif à la pal
pitation
des vagues, à l’aile sifflante des
canards sauvages. Il adore Marie parce
qu’il ne la sépare pas d’un univers adoré.
Cette fascination du monde créé ne
détournait pas seulement Maurice de
Guérin des êtres, mais de l’Etre incréé
de Dieu. C’était la déception, l’immense
irritation des romantiques devant la na
ture
indifférente qui presque tous les re
jetait
vers Dieu. Ce sentiment est incon
qui aurait proféré le reproche d’Olym
pio :
Hugo,
Tristesse d’Olympio
,
Rien ne lui est plus étranger que les
anathèmes et les imprécations de Vigny
contre la nature : ils lui eussent été in
compréhensibles.
Éphémère, il ne la
haïssait pas d’être éternelle. Il n’en dési
rait
qu’avec plus de passion de se per
dre
en elle, de se confondre et de s’anéan
tir
dans son sein.
Mais parce qu’il n’éprouvait pas l’hor
reur
romantique de la nature aveugle et
sourde, il n’était pas non plus rejeté
comme tant de ses frères, vers le Dieu
personnel des chrétiens, vers le Dieu
d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu
de douceur et de consolation. Bien loin
de chercher un refuge contre la matière
sans mémoire, il joue, dès l’enfance, en
tre
les genoux de Cybèle, il est déjà fa
milierfamiliers
dans l’original.
de ses nuages et de ses brumes, il est
l’Atys éternel que les mystères de Cy
bèle
n’intimident pas, le berger attentif
à tous les souffles, pour qui ce ne sau
rait
être un châtiment que de se voir
un jour métamorphosé en pin. J’habite
avec les éléments intérieurs des choses,
écrit-il le 10 décembre 1834, je remonte
les rayons des étoiles et le courant des
fleuves jusqu’au sein des mystères de leur
génération. Je suis admis par la nature
au plus retiré de ses divines demeures,
au point de départ de la vie universelle ;
là je surprends la cause du mouvement
et j’entends le premier chant des êtres
dans toute sa fraîcheur
Et pourtant Maurice était né chrétien,
longtemps il avait aimé ce Dieu que sa
sœur Eugénie adorait et possédait dans
la petite église d’Andillac, ce Dieu qui
ne souffre pas de partage avec la déesse
sans regard.
Ne pouvons-nous aimer à la fois Cybèle
et le Christ ? Il y eut un moment de
l’histoire du monde, à l’aube du treizième
siècle, où les hommes purent croire que
le Christ en la personne de François,
le petit pauvre d’Assise, avait exorcisé
la nature. Les branches craquèrent sous
la fuite du dernier centaure, les saintes
et les saints se substituèrent aux nym
phes
des sources, et ce cri prophétique
entendu une nuit sur la mer : Le
, l’humanité put
grand Pan est mort !
était accompli. Le Frère Soleil, les col
lines,
les vagues et les étoiles autour de
François d’Assise chantèrent un hymne
à la gloire de l’Agneau de Dieu. Mais
le petit pauvre aux pieds et aux mains
percés respirait encore que déjà son œu
vre
était atteinte : sous l’écorce des chê
nes,
les nymphes une à une se réveillè
veau
entre les joncs de la source. Deux
siècles plus tard, ce que nous appelons
la Renaissance fut la ruée à travers la
nature des dieux un instant dépossédés
et vaincus — leur revanche.
Ils revinrent, mais Dieu resta. Il de
meura
dans le blé et dans le vin : chaque
église de village immobilisa dans son
ombre le Seigneur crucifié. Autour de
la pauvre église d’Andillac, autour de
l’autel aux vases dédorés et de la lampe
vacillante qu’entretenait Eugénie, les
moissons gonflées du sang de Cybèle dé
ferlèrent
en vain, les prairies emplirent
vainement les après-midi torrides d’une
vibration engourdissante : Dieu demeu
rait
agrippé à la nature, si j’ose dire,
abîmé en elle dans un mystère d’anéan
tissement
et d’amour.
Et dès lors le cœur des poètes chré
tiens
fut lui aussi déchiré. La Grâce et
la nature, en se disputant Maurice de
Guérin, font de sa pensée ce feu du ciel,
dont il a parlé, qui brûle à l’horizon
. Comme chez le
entre deux mondesLettre à Barbey d’Aurevilly du 14 février [1838] :
Dans cet état, il me semble, que je ne puis comparer ma pensée (c’est presque fou) qu’à un feu du ciel qui frémit à l’horizon entre deux mondes.
(
Centaure, son visage reflétait l’image et
la ressemblance de Dieu ; mais toute une
part de son être baignait au plus épais
de l’animalité primitive.
A mesure que sa jeunesse s’écoule,
c’est à Cybèle que cède Maurice : l’exa
men
de conscience, le retour en soi-mê
me
à quoi est dressé dès l’enfance un
petit catholique très tôt ne fut pour lui
qu’un éloignement, une fuite, une chute
dans l’abîme délicieux où il ne souhaita
pas de se retrouver, mais de se perdre.
Se perdre, se sauver… Eugénie don
nait
à ces deux termes un sens absolu.
De ce Cayla où elle est attachée, elle
regarde s’enfoncer dans les ténèbres et
dans la lumière du monde ce frère
bien-aimé terriblement habile à éluder
les supplications, les exhortations, rom
pu
aux dérobades, aux défaites et aux
détours. Pour Eugénie, aimer Maurice
c’est aimer l’âme de Maurice. Cette ter
reur
l’habite qu’elle pourrait être sépa
rée
de lui éternellement. Dans l’église
d’Andillac, un dialogue dure des années
entre l’humble fille à genoux et le pau
vre
tabernacle : à eux deux ils veulent
sauver Maurice. De la terrasse, de la
chambre où elle écrivait son journal
elle a orienté le destin de son frère par
des voies qui lui échappaient alors à
elle-même, jusqu’à ce que la mort vînt
chercher dans la cohue de Paris ce frère
de tant de larmes pour le ramener au
gîte et, le vendredi 19 juillet 1839Il était né au Cayla, en 1810.
l’endormir enfin dans les bras de sa
sœur et de son Dieu.
Si j’en avais le loisir, j’aimerais à
montrer ici que c’est très précisément
cette lutte, ce déchirement d’une âme
en proie à la fois au Christ et à Cybèle
qui, du point de vue littéraire, inspira
une œuvre miraculeuse, créa ce bref
équilibre que la prose française n’avait
peut-être jamais atteint et qu’elle n’a
plus retrouvé. De Chateaubriand à Mau
détournée de la perfection classique,
passe d’une adolescence impure à une
magnifique plénitude.
Un siècle bientôt s’est écoulé depuis
que les yeux de Maurice de Guérin se
sont fermés à la beauté du monde. Mais,
pour nous, il demeure l’adolescent à la
paupière sombre, aux sombres cheveux,
au front découvert, au profil intact de
dernier des Abencérages. Il est notre
même
et l’ami que nous avions aimé,
— celui qui a échappé par la mort à
l’avilissement de la vie et qui a dérobé
au monde et aux passions tout ce que
Dieu en peut considérer sans horreur. Il
nous offre en même temps, à nous qui
l’aimons, l’image d’une noblesse et d’une
grâce inconnues de ce dur siècle où nous
sommes condamnés à vivre.
Regardez bien cette maison modeste,
cette humble cuisine, ce salon, cette pe
tite
chambre, cette terrasse, ce domaine
pareil à tous les domaines où nos mères
nous ont appris à parler, à aimer et à
souffrir ; il nous faut bien les transfor
mer
en musée puisque les vieilles pro
priétés
de famille sont menacées de
ruine et que le secret semble se perdre
des vertus qui se cultivaient dans leur
ombre, — dans cette ombre où les pas
sions
et les fautes même étaient péné
trées
de noblesse, retentissaient jusque
dans le ciel, et, un jour, se trouvaient
rachetées par l’immolation d’une sœur.
Devant l’autel d’Andillac, méditons au
bord de cette source où la vierge Eu
génie
venait puiser le secret du sacri
fice, —
ce sacrifice à la petite journée
dont la pratique, pendant des siècles, a
peuplé la France de saintes inconnues
dont le sang coule dans nos veines. Les
cendres de ce foyer où nous sommes
assis recouvrent les traces de notre di
gnité
oubliée. Ici, comme elle nous ap
la vieille vérité cent fois redite depuis
Barrès ! Non, une civilisation ne se me
sure
pas à la rapidité des voyages ni
au confort de la vie matérielle, mais,
comme le royaume de Dieu, elle réside
au dedans de nous et se rattache à une
certaine vertu de l’âme. Cette vertu ne
s’improvise pas : il y faut l’étroite al
liance
des générations et de Dieu. Des
siècles de perfectionnement sont néces
un moment de son obscure histoire, se
pare tout à coup à sa cime de deux
fleurs fragiles et admirables : Eugénie,
Maurice.
Peut-être dira-t-on qu’asservis à une
loi d’airain, dans un temps où la haine
règne sur la France et sur le monde,
nous n’avons plus que faire de ces sen
sibilités
presque folles. Il se peut… Je ne
sais… Mais je sais qu’il m’arrive encore
de recevoir, du fond de quelque pro
vince,
une lettre qui, avec le génie en
plus, aurait pu être écrite au Cayla, —
de ces lettres dont le ton, si j’ose dire,
est donné par celle que Maurice de Gué
rin
écrivait le soir du 11 avril 1838 à
Barbey d’Aurevilly : Je déborde de
. Vous connaissez la fin de
larmes, moi qui souffre si singulièrement
des larmes des autres. Un trouble mêlé
de douleurs et de charme s’est emparé
de toute mon âme. L’avenir plein de té
nèbres
où je vais entrer, le présent qui
me comble de biens et de maux, mon
étrange cœur, d’incroyables combats, des
épanchements d’affection à entraîner
avec soi l’âme et la vie et tout ce que
je puis être ; la beauté du jour, la puis
sance
de l’air et du soleilMauriac a omis ici le mot anglais
peut rendre éperdue une faible créature,
me remplit et m’environne. Vraiment je
ne sais pas en quoi j’éclaterais s’il sur
venait
en ce moment une musique
comme celle de la
ferait peut-être la grâce de laisser s’en
ma vie
cette lettre : Adieu ! la soirée est ad
mirable :
que la nuit qui s’apprête vous
comble de sa beauté…
Messieurs, il existe encore chez nous
de ces jeunes êtres qui débordent de lar
mes ;
il existe encore de ces étranges
cœurs, inutiles en apparence, faibles et
désarmés au milieu de leurs frères fé
roces.
Ils témoignent pourtant, simple
ment
parce qu’ils sont là et qu’ils souf
frent,
que la nappe profonde qui ali
mente
notre génie n’est pas près de
s’épuiser. C’est pour eux que le Cayla
est désormais ouvert. Ils viendront rêver
devant cet horizon sacré, qu’ont reflété
les yeux d’Eugénie et de Maurice. Ils
viendront sur la terrasse brûlante évo
quer
les chères ombres du frère et de
la sœur et écouter dans le vent le mur
mure
de leurs voix confondues.