Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Le Drame de Maurice de Guérin

Samedi 18 septembre 1937
Le Figaro

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LE DRAME
DE MAURICE DE GUÉRIN[1][1] Article repris dans Journal III (JMP, p. 217-222). Comme l’observe Jean Touzot (JMP, p. 217) : « Mauriac reprend ici presque intégralement le texte d’une conférence prononcée le 12 septembre 1937, au Cayla, dans le Tarn, lors de l’inauguration du musée consacré à Maurice et Eugénie de Guérin. »

Par FRANÇOIS MAURIAC
de l’Académie-Française

Dimanche dernier, ainsi que nous l’avons annoncé, a été inauguré, au
Cayla, dans le Tarn, le musée où sont réunis les souvenirs de Maurice et
Eugénie de Guérin. A cette occasion, notre éminent collaborateur François
Mauriac a prononcé un discours magistral dont nous avons le privilège
d’offrir aux lecteurs du
Figaro le texte intégral.

Si Maurice et Eugénie de Guérin sont
aujourd’hui revenus dans leur Cayla
pour nous y accueillir, ils ne considèrent
pas avec dédain ce que nous leur offrons,
pauvres vivants, dans nos cœurs unis.
L’amour est la seule richesse qui ait
cours à la fois dans le temps et dans
[2][2] IMAGE : Maurice de Guérin. (D’après un dessin du temps.) l’éternité. Or, notre présence au Cayla
est un acte d’amour.

Cent ans après qu’un homme est re-
tourné en poussière, il ne lui importe
guère d’être admiré, mais il lui importe
beaucoup d’être aimé. Auprès de La-
martine ou de Hugo, Maurice de Guérin
ressemble à un pauvre enfant dont on
a retrouvé les cahiers d’écolier au fond
d’un pupitre… et pourtant c’est lui, le
privilégié, qui occupe une place dans no-
tre cœur et, si nous avons la foi, dans
nos prières ; lui, le seul ami de notre
jeunesse que nous n’ayons pas perdu et
que nous soyons assurés maintenant de
ne perdre jamais.

Quand j’avais vingt ans, ma prédilec-
tion allait à tout ce groupe fiévreux de
jeunes hommes, prêtres, ou laïcs, qui se
pressaient à la Chênaie[3][3] Comme le note Jean Touzot (JMP, p. 217) : « Cette prédilection était telle que Mauriac songea à consacrer au groupe qui se réunissait au domaine de La Chênaie un essai qui eût été l’équivalent du Port-Royal de Sainte-Beuve. Ce domaine breton, propriété des Lamennais, servait de lieu de réunion au groupe dont l’élément fédérateur est la fondation, en 1830, du journal L’Avenir, organe du catholicisme libéral. Elle est due au comte Charles de Montalembert (1810–1870) qui fut député et membre de l’Académie française, et à l’abbé Félicité de Lamennais (1782–1854), mais le père Henri Lacordaire, o.p. (1802–1861) y collabora très vite. La rupture de Lamennais avec Rome, consommée par la publication de Paroles d’un croyant (1834), marqua la fin de son amitié avec Lacordaire. Voir D’un bloc-notes à l’autre, Bartillat, 2004, p. 53-54. » autour de l’abbé
de Lamennais et dont Maurice de Guérin
paraissait être le plus obscur. Aujour-
d’hui, Montalembert, Lacordaire lui-mê-
me comptent peu pour moi. Je me suis
détourné de ces bouches trop éloquentes :
à mesure que nous avançons dans la vie,
nous préférons les silencieux.

A la Chênaie, Maurice était celui qui
ne parlait pas. Ni monsieur Féli, ni La-
cordaire ne faisaient grand cas du gar-
çon taciturne. Mais ce Lamennais qui
jouait au prophète, qu’il eût été surpris,
s’il avait pu prévoir qu’après un siècle,
ses Paroles d’un croyant seraient pour
nous d’un moindre poids que le journal
secret rédigé la nuit par un enfant lan-
guedocien, exilé en Bretagne au fond des
tristes forêts. Les débats tragiques de
l’abbé de Lamennais avec Rome nous re-
tiennent moins aujourd’hui que le drame
caché dans le cœur de Maurice de Gué-
rin et dont il se délivrait la nuit, en
fixant ses impressions et ses songes sur
les pages d’un cahier vert.

Quel drame ? Quel est le drame de
Maurice de Guérin ? Pour y entrer pro-
fondément, peut-être faut-il l’avoir vécu.
Il faut avoir été, dès l’enfance, captivé
à la fois par les dieux et touché par la
Grâce. Vous connaissez sans doute ces
vers fameux que Maurice a écrits et que
j’aime entre tous :

Comme un fruit suspendu dans l’ombre du feuillage,
Mon destin s’est formé dans l’épaisseur des bois.
J’ai grandi, recouvert d’une chaleur sauvage,
Et le vent qui rompait le tissu de l’ombrage
Me découvrit le ciel pour la première fois.
Les faveurs de nos dieux m’ont touché dès l’enfance ;
Mes plus jeunes regards ont aimé les forêts,
Et mes plus jeunes pas ont suivi le silence
Qui m’entraînait bien loin dans l’ombre et les secrets.
Mais le jour où, du haut d’une cime perdue,
Je vis (ce fut pour moi comme un brillant réveil !)
Le monde parcouru par les feux du Soleil,
Et les champs et les eaux couchés dans l’étendue,
L’étendue enivra mon esprit et mes yeux ;
Je voulus égaler mes regards à l’espace,
Et posséder sans borne en égarant ma trace,
L’ouverture des champs avec celle des cieux
[4][4] Note de Jean Touzot (JMP, p. 218) : « Glaucus, constamment présent dans la mémoire et le Journal de Mauriac. » .

Le mystère de Guérin tient dans ces
quelques vers. Ceux qui n’appartiennent
pas à sa race spirituelle peuvent admirer
le prosateur inspiré de la Bacchante et
du Centaure, mais ils ne sauraient entrer
dans ce mystère dont je parle. Pour
Maurice, la foule des arbres compte da-
vantage que la foule des hommes. Un La-
cordaire, un Montalembert s’adressaient
à d’immenses auditoires pleins d’ap-
plaudissements et de cris, mais lui, il n’a
commerce qu’avec ces êtres immobiles et
muets dont le vent émeut la chevelure de
feuillage et qui cachent sous leur écorce
des passions inconnues.

Sans doute a-t-il aimé des créatures hu-
maines, il a cru les aimer. La baronne
de Maistre a reçu des lettres d’une immor-

--- nouvelle colonne ---

telle passion… et pourtant il m’a toujours
paru qu’à travers cette femme éphémère,
Cybèle regardait fixement son enfant sau-
vage et l’attirait dans la nuit des branches
froissées par le vent.

Peut-être aucune créature n’est-elle en-
trée aussi profondément dans son cœur
que la jeune femme de son ami Hippolyte
de la Morvonnais, cette Marie[5][5] Comme le rappelle Jean Touzot (JMP, p. 219) : « Elle mourut en janvier 1835. Guérin écrivit une « Méditation sur la mort de Marie » . » à laquelle
il n’adressa jamais une parole d’amour,
mais au Val d’Arguenon, il avait vécu au-
près d’elle dans le bercement de la mer ;
et lorsqu’il dut s’en aller un soir, l’adieu
éternel qu’elle lui jeta à mi-voix, depuis
le perron, se perdit dans la rafale et dans
les ténèbres. Désormais, Marie qui était au
moment de mourir, serait toute mêlée
pour Guérin à la montée des constella-
tions, à l’écume et aux souffles des ma-
rées ; elle se confondrait dans son sou-
venir avec ces nuits d’immobilité et de
silence où il demeurait attentif à la pal-
pitation des vagues, à l’aile sifflante des
canards sauvages. Il adore Marie parce
qu’il ne la sépare pas d’un univers adoré.

Cette fascination du monde créé ne
détournait pas seulement Maurice de
Guérin des êtres, mais de l’Etre incréé
de Dieu. C’était la déception, l’immense
irritation des romantiques devant la na-
ture indifférente qui presque tous les re-
jetait vers Dieu. Ce sentiment est incon-
[6][6] IMAGE : Eugénie de Guérin. (D’après un dessin du temps.)nu de Maurice de Guérin. Ce n’est pas lui
qui aurait proféré le reproche d’Olym-
pio :

Nature au front serein, comme vous oubliez[7][7] Jean Touzot donne la source (JMP, p. 219) : « Hugo, « Tristesse d’Olympio » , Les Rayons et les ombres, XXXIV. » !

Rien ne lui est plus étranger que les
anathèmes et les imprécations de Vigny
contre la nature : ils lui eussent été in-
compréhensibles. Éphémère, il ne la
haïssait pas d’être éternelle. Il n’en dési-
rait qu’avec plus de passion de se per-
dre en elle, de se confondre et de s’anéan-
tir dans son sein.

Mais parce qu’il n’éprouvait pas l’hor-
reur romantique de la nature aveugle et
sourde, il n’était pas non plus rejeté
comme tant de ses frères, vers le Dieu
personnel des chrétiens, vers le Dieu
d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu
de douceur et de consolation. Bien loin
de chercher un refuge contre la matière
sans mémoire, il joue, dès l’enfance, en-
tre les genoux de Cybèle, il est déjà fa-
milier [Note: On lit « familiers » dans l’original.] de ses taillis et de ses sources,
de ses nuages et de ses brumes, il est
l’Atys éternel que les mystères de Cy-
bèle n’intimident pas, le berger attentif
à tous les souffles, pour qui ce ne sau-
rait être un châtiment que de se voir
un jour métamorphosé en pin. « J’habite
avec les éléments intérieurs des choses,
écrit-il le 10 décembre 1834, je remonte
les rayons des étoiles et le courant des
fleuves jusqu’au sein des mystères de leur
génération. Je suis admis par la nature
au plus retiré de ses divines demeures,
au point de départ de la vie universelle ;
là je surprends la cause du mouvement
et j’entends le premier chant des êtres
dans toute sa fraîcheur[9][9] Jean Touzot donne la source (JMP, p. 219) : « Le Cahier vert, op. cit., p. 224. » . »

Et pourtant Maurice était né chrétien,
longtemps il avait aimé ce Dieu que sa
sœur Eugénie adorait et possédait dans
la petite église d’Andillac, ce Dieu qui
ne souffre pas de partage avec la déesse
sans regard.

Ne pouvons-nous aimer à la fois Cybèle
et le Christ ? Il y eut un moment de
l’histoire du monde, à l’aube du treizième
siècle, où les hommes purent croire que
le Christ en la personne de François,
le petit pauvre d’Assise, avait exorcisé
la nature. Les branches craquèrent sous
la fuite du dernier centaure, les saintes
et les saints se substituèrent aux nym-
phes des sources, et ce cri prophétique
entendu une nuit sur la mer : « Le
grand Pan est mort ! » , l’humanité put

--- nouvelle colonne ---

croire enfin que ce qu’il avait annoncé
était accompli. Le Frère Soleil, les col-
lines, les vagues et les étoiles autour de
François d’Assise chantèrent un hymne
à la gloire de l’Agneau de Dieu. Mais
le petit pauvre aux pieds et aux mains
percés respirait encore que déjà son œu-
vre était atteinte : sous l’écorce des chê-
nes, les nymphes une à une se réveillè-
[10][10] PHOTO : M. François Mauriac sortant de la messe dite en l’église d’Andillac pour Maurice et Eugénie de Guérin. Devant lui : Mme Mau- riac et l’abbé frère de l’écrivain.rent et la flûte du faune résonna de nou-
veau entre les joncs de la source. Deux
siècles plus tard, ce que nous appelons
la Renaissance fut la ruée à travers la
nature des dieux un instant dépossédés
et vaincus — leur revanche.

(Voir la suite page 7.)

Page 7
LE DRAME DE MAURICE DE GUÉRIN
(Suite de la cinquième page.)

Ils revinrent, mais Dieu resta. Il de-
meura dans le blé et dans le vin : chaque
église de village immobilisa dans son
ombre le Seigneur crucifié. Autour de
la pauvre église d’Andillac, autour de
l’autel aux vases dédorés et de la lampe
vacillante qu’entretenait Eugénie, les
moissons gonflées du sang de Cybèle dé-
ferlèrent en vain, les prairies emplirent
vainement les après-midi torrides d’une
vibration engourdissante : Dieu demeu-
rait agrippé à la nature, si j’ose dire,
abîmé en elle dans un mystère d’anéan-
tissement et d’amour.

Et dès lors le cœur des poètes chré-
tiens fut lui aussi déchiré. La Grâce et
la nature, en se disputant Maurice de
Guérin, font de sa pensée ce feu du ciel,
dont il a parlé, « qui brûle à l’horizon
entre deux mondes[11][11] Note de Jean Touzot (JMP, p. 220) : « Lettre à Barbey d’Aurevilly du 14 février [1838] : « Dans cet état, il me semble, que je ne puis comparer ma pensée (c’est presque fou) qu’à un feu du ciel qui frémit à l’horizon entre deux mondes. » (Œuvres complètes, op. cit., II, p. 340.) » » . Comme chez le
Centaure, son visage reflétait l’image et
la ressemblance de Dieu ; mais toute une
part de son être baignait au plus épais
de l’animalité primitive.

A mesure que sa jeunesse s’écoule,
c’est à Cybèle que cède Maurice : l’exa-
men de conscience, le retour en soi-mê-
me à quoi est dressé dès l’enfance un
petit catholique très tôt ne fut pour lui
qu’un éloignement, une fuite, une chute
dans l’abîme délicieux où il ne souhaita
pas de se retrouver, mais de se perdre.

Se perdre, se sauver… Eugénie don-
nait à ces deux termes un sens absolu.
De ce Cayla où elle est attachée, elle
regarde s’enfoncer dans les ténèbres et
dans la lumière du monde ce frère
bien-aimé terriblement habile à éluder
les supplications, les exhortations, rom-
pu aux dérobades, aux défaites et aux
détours. Pour Eugénie, aimer Maurice
c’est aimer l’âme de Maurice. Cette ter-
reur l’habite qu’elle pourrait être sépa-
rée de lui éternellement. Dans l’église
d’Andillac, un dialogue dure des années
entre l’humble fille à genoux et le pau-
vre tabernacle : à eux deux ils veulent
sauver Maurice. De la terrasse, de la
chambre où elle écrivait son journal
elle a orienté le destin de son frère par
des voies qui lui échappaient alors à
elle-même, jusqu’à ce que la mort vînt
chercher dans la cohue de Paris ce frère
de tant de larmes pour le ramener au
gîte et, le vendredi 19 juillet 1839[12][12] Comme le note Jean Touzot (JMP, p. 221) : « Il était né au Cayla, en 1810. » , pour
l’endormir enfin dans les bras de sa
sœur et de son Dieu.

Si j’en avais le loisir, j’aimerais à
montrer ici que c’est très précisément
cette lutte, ce déchirement d’une âme
en proie à la fois au Christ et à Cybèle
qui, du point de vue littéraire, inspira
une œuvre miraculeuse, créa ce bref
équilibre que la prose française n’avait
peut-être jamais atteint et qu’elle n’a
plus retrouvé. De Chateaubriand à Mau-

--- nouvelle colonne ---

rice de Guérin, cette prose qui s’était
détournée de la perfection classique,
passe d’une adolescence impure à une
magnifique plénitude.

Un siècle bientôt s’est écoulé depuis
que les yeux de Maurice de Guérin se
sont fermés à la beauté du monde. Mais,
pour nous, il demeure l’adolescent à la
paupière sombre, aux sombres cheveux,
au front découvert, au profil intact de
dernier des Abencérages. Il est notre
[13][13] PHOTO : Le château de Cayla, où naquirent Maurice et Eugénie de Guérin. jeunesse même. Il est à la fois nous-
même et l’ami que nous avions aimé,
— celui qui a échappé par la mort à
l’avilissement de la vie et qui a dérobé
au monde et aux passions tout ce que
Dieu en peut considérer sans horreur. Il
nous offre en même temps, à nous qui
l’aimons, l’image d’une noblesse et d’une
grâce inconnues de ce dur siècle où nous
sommes condamnés à vivre.

Regardez bien cette maison modeste,
cette humble cuisine, ce salon, cette pe-
tite chambre, cette terrasse, ce domaine
pareil à tous les domaines où nos mères
nous ont appris à parler, à aimer et à
souffrir ; il nous faut bien les transfor-
mer en musée puisque les vieilles pro-
priétés de famille sont menacées de
ruine et que le secret semble se perdre
des vertus qui se cultivaient dans leur
ombre, — dans cette ombre où les pas-
sions et les fautes même étaient péné-
trées de noblesse, retentissaient jusque
dans le ciel, et, un jour, se trouvaient
rachetées par l’immolation d’une sœur.
Devant l’autel d’Andillac, méditons au
bord de cette source où la vierge Eu-
génie venait puiser le secret du sacri-
fice, — ce sacrifice à la petite journée
dont la pratique, pendant des siècles, a
peuplé la France de saintes inconnues
dont le sang coule dans nos veines. Les
cendres de ce foyer où nous sommes
assis recouvrent les traces de notre di-
gnité oubliée. Ici, comme elle nous ap-

--- nouvelle colonne ---

paraît jeune, vivante, pressante, oubliée,
la vieille vérité cent fois redite depuis
Barrès ! Non, une civilisation ne se me-
sure pas à la rapidité des voyages ni
au confort de la vie matérielle, mais,
comme le royaume de Dieu, elle réside
au dedans de nous et se rattache à une
certaine vertu de l’âme. Cette vertu ne
s’improvise pas : il y faut l’étroite al-
liance des générations et de Dieu. Des
siècles de perfectionnement sont néces-
[14][14] PHOTO : Le château de Cayla, où naquirent Maurice et Eugénie de Guérin.saires pour qu’une famille française, à
un moment de son obscure histoire, se
pare tout à coup à sa cime de deux
fleurs fragiles et admirables : Eugénie,
Maurice.

Peut-être dira-t-on qu’asservis à une
loi d’airain, dans un temps où la haine
règne sur la France et sur le monde,
nous n’avons plus que faire de ces sen-
sibilités presque folles. Il se peut… Je ne
sais… Mais je sais qu’il m’arrive encore
de recevoir, du fond de quelque pro-
vince, une lettre qui, avec le génie en
plus, aurait pu être écrite au Cayla, —
de ces lettres dont le ton, si j’ose dire,
est donné par celle que Maurice de Gué-
rin écrivait le soir du 11 avril 1838 à
Barbey d’Aurevilly : « Je déborde de
larmes, moi qui souffre si singulièrement
des larmes des autres. Un trouble mêlé
de douleurs et de charme s’est emparé
de toute mon âme. L’avenir plein de té-
nèbres où je vais entrer, le présent qui
me comble de biens et de maux, mon
étrange cœur, d’incroyables combats, des
épanchements d’affection à entraîner
avec soi l’âme et la vie et tout ce que
je puis être ; la beauté du jour, la puis-
sance de l’air et du soleil[15][15] Comme le note Jean Touzot (JMP, p. 222) : « Mauriac a omis ici le mot anglais all, qui figurait dans la lettre. » , tout ce qui
peut rendre éperdue une faible créature,
me remplit et m’environne. Vraiment je
ne sais pas en quoi j’éclaterais s’il sur-
venait en ce moment une musique
comme celle de la Pastorale. Dieu me
ferait peut-être la grâce de laisser s’en

--- nouvelle colonne ---

aller de toutes parts tout ce qui compose
ma vie » . Vous connaissez la fin de
cette lettre : « Adieu ! la soirée est ad-
mirable : que la nuit qui s’apprête vous
comble de sa beauté…[16][16] Jean Touzot donne la source de la citation (JMP, p. 222) : « Œuvres complètes de Maurice de Guérin, op. cit., II, p. 346–347. » »

Messieurs, il existe encore chez nous
de ces jeunes êtres qui débordent de lar-
mes ; il existe encore de ces étranges
cœurs, inutiles en apparence, faibles et
désarmés au milieu de leurs frères fé-
roces. Ils témoignent pourtant, simple-
ment parce qu’ils sont là et qu’ils souf-
frent, que la nappe profonde qui ali-
mente notre génie n’est pas près de
s’épuiser. C’est pour eux que le Cayla
est désormais ouvert. Ils viendront rêver
devant cet horizon sacré, qu’ont reflété
les yeux d’Eugénie et de Maurice. Ils
viendront sur la terrasse brûlante évo-
quer les chères ombres du frère et de
la sœur et écouter dans le vent le mur-
mure de leurs voix confondues.

François Mauriac,
de l’Académie française.


Date:
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