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L’été dernier, les toiles de Cézanne
à l’Orangerie prenaient, dans ce Paris orageux
en proie aux troubles civils
lière.
Chaque fois que je fus à cette Exposi
tion,
l’esprit inquiet et divisé, j’en revins avec
la certitude reconquise que la vocation de l’ar
tiste
tient dans une recherche désintéressée.
Cézanne me rappelait que plus les hommes
cèdent à de furieux partis pris et plus leur
devient nécessaire le détachement, le désinté
ressement
de quelques-uns.
Il est admirable que Montaigneobservateur et témoin
, secourable
à ses lecteurs en les formant
par une exacte image
d’eux-mêmes, préfigure l’écrivain journaliste conçu par Mauriac, ce qui fait de ce texte une des plus importantes définitions de la nouvelle carrière
de celui-ci.
sur l’homme et sur sa condition au plus sombre
des guerres religieuses. Cette horreur sanglante
le fortifia dans sa mission d’observateur et de
témoin. Seul attentif au milieu d’une nation
devenue folle : Les autres forment l’homme,
Sans prétendre à rien
écrit-il, je le réciteDu repentir
,
qu’à nous réciter
, à nous décrire, c’est
pourtant lui qui nous forme, parce qu’il nous
propose de nous-mêmes une image exacte.
Grâce à lui, nous passons entre les mailles du
filet qu’à toutes les époques jettent sur nous
le citoyen Plan et le bonhomme Système.
A ces chasseurs redoutables, l’homme tel qu’il
est, l’homme de Montaigne et de Pascal, cet
esprit et cette chair, échappera toujours.
Qu’en écrivant les
cherché que son plaisir, qu’il nous soit secou
rable
sans l’avoir précisément voulu, c’est son
affaire et non la nôtre. Il est de mode aujour
d’hui
de quereller Paul Valéry
de ne s’intéresser qu’à la technique de son art,
aux moyens dont il use et à la conscience
qu’il en prend. On méprise Proust
rien su faire que se voir sentir ou penser
. On lui impute à crime cette curio
ou parler
sité
monstrueuse qui ne juge ni ne choisit.
Mais que nous importe le mobile qui pousse
un homme à faire son œuvre ? L’œuvre seule,
et non le mobile, relève de notre jugement.
Jeune Parque
riences
d’un homme curieux de prosodie, et
Recherche du temps perdu
égrotant sut faire de sa claustration, nous n’en
tenons pas moins là une part de notre plus
grande richesse, de notre richesse essentielle, et
qui n’est en rien comparable à des lingots d’or
enfermés dans un coffre après qu’on les
a pesés avec scrupule : une richesse active, au
contraire, nourricière, indéfiniment créatrice.
Nos cadets professent qu’il faut aujour
d’hui,
selon le titre d’une de leurs récentes et
très remarquables études, penser avec les
, c’est-à-dire penser en vue d’une
mains
action immédiate sur les hommes. Ils ensei
gnent
que les ouvrages de l’esprit doivent
être ordonnés à une fin concrète, que la gratuité
a fait son temps, que le peuple attend de ses
clercs des témoignages et des directives. Je le
veux bien. Mais croient-ils donc que la race
de Montaigne n’ait pas agi sur les choses
humaines ? N’est-ce pas souvent à la gratuité
d’une œuvre que se mesure son pouvoir en
profondeur dans les êtres et en étendue dans
le temps ?
Le vrai est que l’action d’un Montaigne
n’éclate pas aux regards. Sur le plan politique
et social, il est aisé de suivre un homme à la
trace : le sillon ouvert par Karl Marx
ble
à l’œil nu. Mais les cheminements de Mon
taigne,
de Pascal ou de Proust, mais les très
secrètes modifications apportées à l’élite hu
maine
par Mozart ou par Cézanne, sont d’un
autre ordre et échappent à notre prise. Ce qui
fut conçu dans le mépris de l’immédiat, par
des êtres retranchés du siècle, indifférents à
ses préoccupations et à ses catégories, à ses
plans et à ses systèmes, voilà ce qui est, à la
lettre, bouleversant. Parmi les grandes œuvres
éternellement vivantes et agissantes, combien
sont nées d’un drame personnel, inconnu, sans
aucun lien avec les préoccupations contempo
raines !
Il en est d’autres, nous le savons. L’espèce
de créateurs nous est connue qu’exige une
partie de la jeunesse, aujourd’hui, qu’elle
cherche en vain parmi ses aînés et qu’elle
s’efforce visiblement de susciter, d’enfanter,
d’arracher d’elle-même : j’imagine un philo
sophe
lyrique du type de Nietzsche
recherche n’apparaîtrait pas comme une fin en
soi, et qui serait persuadé de détenir la formule
du bonheur humain ; — ou encore un poète, fils
de Péguy
terre, loin d’en être souillée, se nourrirait, s’en
richirait
de toutes les passions du moment…
Ce philosophe, ce poète, j’ai toujours cru
qu’il était né, voici quarante ou cinquante ans,
et qu’il reposait aujourd’hui quelque part entre
la mer et les Vosges, ou à l’ombre d’une croix
de bois à Salonique
dans les grandes profondeurs de l’Océan… à
moins que Dieu, qui sait ce qui aurait pu être,
ne lui ait accordé sous l’Arc de Triomphe la
sépulture que son corps eût reçue
longue vie pleine de gloire, s’il n’avait pas été
tué à vingt ans.