Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Le Détachement de l’artiste

Vendredi 9 avril 1937
Le Temps

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TRIBUNE LIBRE

Le détachement de l’artiste

L’été dernier, les toiles de Cézanne[1][1] La peinture occupe une place relativement restreinte, par rapport à la littérature et à la musique, dans la rubrique des références qui caractérisent le journalisme de Mauriac. N’empêche que Cézanne (1839-1906) représente pour lui un rempart de la peinture figurative contre le modernisme d’un Picasso qu’il associe volontiers à la mort de l’art (voir BN, IV, 349-52). Cézanne, on le voit ici, inspire par contre des pensées sur la vie, sur les valeurs humaines menacées dans des périodes de troubles politiques. réunies
à l’Orangerie prenaient, dans ce Paris orageux
en proie aux troubles civils[2][2] Il s’agit notamment des grèves qui ont immobilisé le pays en mai et juin 1936. Celle des 30 000 ouvriers de Renault à Billancourt (28 mai) fut suivie à partir du 2 juin par des grèves dans de nombreuses grandes corporations. Ces troubles amenèrent au pouvoir le Front populaire et le gouvernement de Léon Blum, objet de plusieurs mentions, invariablement critiques, dans des articles mauriciens de l’époque., une valeur singu-
lière. Chaque fois que je fus à cette Exposi-
tion, l’esprit inquiet et divisé, j’en revins avec
la certitude reconquise que la vocation de l’ar-
tiste tient dans une recherche désintéressée.
Cézanne me rappelait que plus les hommes
cèdent à de furieux partis pris et plus leur
devient nécessaire le détachement, le désinté-
ressement de quelques-uns.

Il est admirable que Montaigne[3][3] Montaigne (1533-1592) est un des auteurs les plus fréquemment cités de Mauriac, et c’est sur lui que celui-ci repose l’argument central de cet article : la valeur transcendante du détachement et des valeurs proprement humaines, opposées à celles de la technocratie contemporaine. Sans parler spécifiquement de journalisme, Mauriac tire de l’exemple de son grand prédécesseur bordelais un modèle de ce genre tel que Mauriac allait le pratiquer : Montaigne, « observateur et témoin » , « secourable » à ses lecteurs en les « formant » par une « exacte image » d’eux-mêmes, préfigure l’écrivain journaliste conçu par Mauriac, ce qui fait de ce texte une des plus importantes définitions de la « nouvelle carrière » de celui-ci. ait réfléchi
sur l’homme et sur sa condition au plus sombre
des guerres religieuses. Cette horreur sanglante
le fortifia dans sa mission d’observateur et de
témoin. Seul attentif au milieu d’une nation
devenue folle : « Les autres forment l’homme,
écrit-il, je le récite[4][4] « Du repentir » , Essais (1595), III, 2.… » Sans prétendre à rien
qu’à nous « réciter » , à nous décrire, c’est
pourtant lui qui nous forme, parce qu’il nous
propose de nous-mêmes une image exacte.
Grâce à lui, nous passons entre les mailles du
filet qu’à toutes les époques jettent sur nous
le citoyen Plan et le bonhomme Système.
A ces chasseurs redoutables, l’homme tel qu’il
est, l’homme de Montaigne et de Pascal, cet
esprit et cette chair, échappera toujours.

Qu’en écrivant les Essais Montaigne n’ait
cherché que son plaisir, qu’il nous soit secou-
rable sans l’avoir précisément voulu, c’est son
affaire et non la nôtre. Il est de mode aujour-
d’hui de quereller Paul Valéry[5][5] Paul Valéry (1871-1945), poète, auteur de La Jeune Parque (1917) et de Charmes (1922), et ami de Mauriac. parce qu’il feint
de ne s’intéresser qu’à la technique de son art,
aux moyens dont il use et à la conscience
qu’il en prend. On méprise Proust[6][6] Marcel Proust (1871-1922), auteur d’A la recherche du temps perdu. de n’avoir
rien su faire que « se voir sentir ou penser
ou parler[7][7] Nouvelle réaction aux reproches qu’encourt alors l’œuvre de Proust. A Jérôme Tharaud et Léon Pierre-Quint déjà cités se joignent des critiques aussi autorisés que Paul Souday, André Billy, Émile Henriot. Voir Lectures de Proust de Jean-Yves Tadié, A. Colin, 1971. » . On lui impute à crime cette curio-
sité monstrueuse qui ne juge ni ne choisit.
Mais que nous importe le mobile qui pousse
un homme à faire son œuvre ? L’œuvre seule,
et non le mobile, relève de notre jugement. La
Jeune Parque
ne serait-elle due qu’aux expé-
riences d’un homme curieux de prosodie, et la
Recherche du temps perdu
à l’usage qu’un
égrotant sut faire de sa claustration, nous n’en
tenons pas moins là une part de notre plus
grande richesse, de notre richesse essentielle, et
qui n’est en rien comparable à des lingots d’or
enfermés dans un coffre après qu’on les
a pesés avec scrupule : une richesse active, au
contraire, nourricière, indéfiniment créatrice.

Nos cadets professent qu’il faut aujour-
d’hui, selon le titre d’une de leurs récentes et
très remarquables études, « penser avec les
mains[8][8] Titre d’un essai, paru en 1936, de l’écrivain suisse Denis de Rougemont, republié en 1972 par Gallimard. » , c’est-à-dire penser en vue d’une
action immédiate sur les hommes. Ils ensei-
gnent que les ouvrages de l’esprit doivent
être ordonnés à une fin concrète, que la gratuité
a fait son temps, que le peuple attend de ses
clercs des témoignages et des directives. Je le
veux bien. Mais croient-ils donc que la race
de Montaigne n’ait pas agi sur les choses
humaines ? N’est-ce pas souvent à la gratuité
d’une œuvre que se mesure son pouvoir en
profondeur dans les êtres et en étendue dans
le temps ?

Le vrai est que l’action d’un Montaigne
n’éclate pas aux regards. Sur le plan politique
et social, il est aisé de suivre un homme à la
trace : le sillon ouvert par Karl Marx[9][9] Karl Marx (1818-1883), pour Mauriac, est surtout l’originateur d’un des plus grands fourvoiements de la pensée moderne… est visi-
ble à l’œil nu. Mais les cheminements de Mon-
taigne, de Pascal ou de Proust, mais les très
secrètes modifications apportées à l’élite hu-
maine par Mozart ou par Cézanne, sont d’un
autre ordre et échappent à notre prise. Ce qui
fut conçu dans le mépris de l’immédiat, par
des êtres retranchés du siècle, indifférents à
ses préoccupations et à ses catégories, à ses
plans et à ses systèmes, voilà ce qui est, à la
lettre, bouleversant. Parmi les grandes œuvres
éternellement vivantes et agissantes, combien
sont nées d’un drame personnel, inconnu, sans
aucun lien avec les préoccupations contempo-
raines !

Il en est d’autres, nous le savons. L’espèce
de créateurs nous est connue qu’exige une
partie de la jeunesse, aujourd’hui, qu’elle
cherche en vain parmi ses aînés et qu’elle
s’efforce visiblement de susciter, d’enfanter,
d’arracher d’elle-même : j’imagine un philo-
sophe lyrique du type de Nietzsche[10][10] … à moins que ce ne soit Frédéric Nietzsche (1844-1900), lapidé par Mauriac à partir du Baiser au lépreux (1922) en tant que le contre-prêtre de la moralité chrétienne., à qui la
recherche n’apparaîtrait pas comme une fin en
soi, et qui serait persuadé de détenir la formule
du bonheur humain ; — ou encore un poète, fils
de Péguy[11][11] Charles Péguy (1873-1914), polémiste et dreyfusard, poète socialiste ou catholique (selon les époques), mort au front au tout début de la Grande Guerre., dont l’inspiration, jaillie à ras de
terre, loin d’en être souillée, se nourrirait, s’en-
richirait de toutes les passions du moment…

Ce philosophe, ce poète, j’ai toujours cru
qu’il était né, voici quarante ou cinquante ans,
et qu’il reposait aujourd’hui quelque part entre
la mer et les Vosges, ou à l’ombre d’une croix
de bois à Salonique[12][12] Souvenir du service militaire de Mauriac. Après une année au front, en tant qu’ambulancier de la Croix-Rouge, Mauriac est affecté à Salonique, s’embarquant à Toulon le 1er décembre 1916 ; malade, il est rapatrié en France au printemps de 1917, retrouvant son pays le 6 avril 1917., ou aux Dardanelles, ou
dans les grandes profondeurs de l’Océan… à
moins que Dieu, qui sait ce qui aurait pu être,
ne lui ait accordé sous l’Arc de Triomphe la
sépulture que son corps eût reçue[13][13] En évoquant la Tombe du Soldat Inconnu, installée sous l’Arc de Triomphe le 11 novembre 1920, Mauriac fait hommage à tous ceux qui n’ont pas survécu, comme lui-même l’avait fait, à la grande tuerie de la guerre. Le souvenir n’est pas loin de chers amis comme Jean de la Ville de Mirmont (1864-1914) et, surtout, d’André Lafon (1883-1915), qui aurait pu et dû devenir, aux yeux de Mauriac, un grand poète si la mort ne l’eût pris si jeune., après une
longue vie pleine de gloire, s’il n’avait pas été
tué à vingt ans.

FRANÇOIS MAURIAC


Date:
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