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COMME une grande grâce venait de nous être accor
dée :
un orage sans grêle et chargé de pluie, les
arbres cessèrent de souffrir ; les jeunes peupliers
qu’avait menacés la mort par la soif, frémirent de joie
dans le vent humide ; et l’argile même, là où la séche
resse
l’avait rendue béante, se referma.
Et nous aussi, nous étions délivrés. Il nous était per
mis
de quitter à toute heure du jour la maison. Rien
ne nous défendait plus, lorsque ce fut dimanche, de
courir les routes. Je n’aime pas le dimanche à la campa
gne :
il ajoute sa solitude à notre solitude. Le peu
d’humanité dont on devine la présence durant la semaine,
se retire ce jour-là des vignes, s’accumule au fond des
auberges assombries, et notre cœur se fatigue à battre seul
pour animer un monde mort qui ne souffre pas.
Si nous choisîmes, ce dimanche-là, comme but de
notre promenade, à plus de cent kilomètres le bourg lan
dais
de Saint-Vincent-de-Tyrosse, ce fut bien moins pour
la corrida qui s’y donnait
une route aimée entre toutes : celle qui, de Langon à
Bayonne, par Bazas, Captieux, Roquefort, Tartas, Mont-
de-Marsan,
traverse la forêt de pins et de chênes. Elle est
bordée de grands platanes demi-nus dont la chair végé
tale
luit et palpite à travers des haillons d’écorce.
La lande était fumante après les pluies d’orage, et
tous les bourgs en fête. Oui, cette corrida n’était qu’un
prétexte. Les ayant beaucoup aimées dans ma jeunesse,
depuis la guerre je n’y suis presque plus revenu (une fois
à Madrid, deux ou trois fois à Bordeaux). Mais durant
les vacances, les chroniques d’une si curieuse verve de
Don Severo, dans la
ignorer de ce petit monde fanatique. Don Severo est le
janséniste de l’ aficion
; il en est le Saint-Cyran
d’une rigueur terrible, impitoyable aux matadors qui ne
travaillent pas presque immobiles et dans les cornes du
fauveselon l’exemple du grand Belmonte.
Selon la note de Jean Touzot : Juan Belmonte (1892–1962), esthète de la corrida, dont Mauriac décrit précisément la technique révolutionnaire. L’apogée de sa carrière, qu’il interrompit en 1936, commence avec les années dix.
Je fus donc à cette corrida de Saint-Vincent-de-Ty
rosse.
Il m’a fallu, ce jour-là, crever un de mes derniers
ballons, renoncer à l’un de mes derniers plaisirs. Non !
Plus jamais je n’assisterai à une course de taureaux. Sans
doute serait-il injuste de les juger toutes sur celle-là qui
fut au-dessous du pire, moins par la faute des matadors
que par celle d’un bétail exécrable, fuyant et, comme
on dit, manso
. Mais nous eût-il été donné de voir une Littéralement : doux, pacifique. C’est un taureau qui refuse le combat.
belle corrida et d’applaudir un Martial LalandaMarcial Lalanda del Pino (1903–1990), matador qu’Ernest Hemingway juge
complet
et scientifique
. (Bibliothèque de la Pléiade
, I, p. 1052.)
aurions dû tout de même subir ce qui, tout à coup, me
paraissait horrible à crier : l’attachement de cette foule
assise, inactive, abritée, embusquée, planquée
, à un
spectacle dangereux pour l’homme, mortel pour la bête.
Quant à cet art que j’ai tant admiré, toute sa science
repose sur le leurre : une bête seule contre dix, trompée,
dupée jusqu’à la mort… L’étrange est qu’elle s’en aper
çoive,
parfois, qu’elle le devine. Les taureaux manso
ne
sont si méprisés du public que parce qu’ils savent tout
d’avance. L’un d’eux, à Saint-Vincent-de-Tyrosse, ne vou
lait
pas sortir du toril. Et quand on l’eut traîné de force
dans le cirque, il semblait faire non, encore, de sa grosse
tête d’innocent…
Pourtant, ce qui m’arracha soudain ce vœu : Je n’y
, ce ne fut pas tant cette horreur
reviendrai jamais plus…
toute physique, ce dégoût, cette pitié, ni même la honte
que me donnait la présence des Anglais venus de Biar
ritz —
de ce garçon surtout dont le beau visage était com
me
durci par le mépris. Non, la raison de mon désen
chantement,
elle m’apparut tout à coup : impossible
d’ignorer, aujourd’hui, de quoi notre goût pour les corri
das
est le signe. Nous savons, nous ne pouvons plus ne pas
savoir ce que dissimule dans son cœur cette foule qui
hurle autour d’une bête couverte de sang.
Nous avons appris, et dès notre jeunesse, que l’hom
me
est né féroce. Un jeune Français qui va à l’école et
qui aime les livres connaît tout de l’homme dès qu’il a
ouvert Montaigne, Pascal et Racine. Nos moralistes ont
frappé en maximes, ils ont comme monnayé cette con
naissance,
et nous en avons toujours eu plein les poches.
Mais cette science-là ne sert de rien : il faut avoir reçu
la leçon des événements, avoir vécu à une époque sangui
naire
et privilégiée : nous sommes servis
Il est vrai que tous les hommes, à toutes les époques,
ont été servis ; les institutions changent, mais la férocité
demeure : c’est le fond permanent, au point que nous ne
pouvons appartenir à une Eglise, à une Patrie, à une classe,
à un parti, sans être solidaires dans le passé, dans le pré
sent
et jusqu’à la consommation des siècles, de bourreaux
innombrables et de martyrs sans nombre.
Nous n’avons pas vu mourir le dernier taureau. Dès
que nous fûmes sortis de Saint-Vincent-de-Tyrosse, les pla
tanes,
au-dessus de nos fronts humiliés, firent, avec leurs
branches jointes, le geste de nous absoudre. Seul le
, disais-je… Est-il inno
monde végétal est innocent…
cent ?
Il a lui aussi ses parasites, ses empoisonneurs, ses
assassins ; et certains champignons sont plus corrompus
que certains êtres. Si, par la volonté d’un dieu, les hom
mes
prenaient tout à coup racine, si leurs bras se char
geaient
de feuillage, s’ils n’exhalaient pas d’autre plainte
que celle du vent, nous savons bien que ces créatures immo
biles
trouveraient une issue pour s’atteindre et pour se
blesser, et que la terre indifférente boirait leur sève
comme elle boit notre sangAtys est changé en pin
, Atys sans nombre
et La Guerre des Atys
(