Le Démon de l’Espagne

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François Mauriac Le Démon de l’Espagne Le Figaro 1 1937-01-09 Paris Le Figaro

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Samedi 9 janvier 1937 Le Figaro CHRONIQUE LE DÉMON DE L’ESPAGNEArticle repris dans le Journal II, puis dans les Mémoires politiques (JMP, p. 722-724). Par FRANÇOIS MAURIAC de l’Académie française.

DE la brume et de l’engourdissement d’un music-hall, où j’ai été entraîné, ce soir, une Espagnole jaillit, la tache rouge d’un œillet au sein. Sa danse est une sorte de rage qui cède à la torpeur, renaît, puis retombe. L’Espagne est-elle encore vivante ? Depuis plusieurs semaines nous ne l’entendions plus respirer. Il ne venait d’au delà des Pyrénées qu’une rumeur d’injures échangées dans tous les dialectes du monde : des races ennemies s’entre-tuaient sur un cadavre… Et voici tout à coup que la mantille sombre de la morte flotte au-dessus d’un de ces spectacles où la forme féminine, livrée aux regards, est séparée de l’esprit qui la transfigurait. Parmi tous ces jeunes corps sans âme, l’Espagnole seule est pour un soir une âme désincarnée. Absente enfin de la tuerie dont elle est le prétexte, elle a abandonné son corps aux bourreaux ; et la voici qui danse pour nous qui l’aimons et la laissons mourirLes atermoiements, les erreurs de navigation, les hypocrisies de la non-intervention ont régné en 1936 et 1937 : le Comité pour la non-intervention est créé en août 1936, la mise en œuvre du Pacte de non-intervention ne se fera que le 20 avril 1937..

Elle danse, elle danse… J’ai sur les genoux un journal, frais impriIl s’agit du Figaro du 5 janvier 1937. Mauriac cite un article intitulé Le Bombardement de Madrid., où j’ai lu tout à l’heure : Dans la morgue de Chamartin de la Rosa, dans le quartier de Tétouan, cinquante corps étaient déjà allongés à cinq heures de l’après-midi… Dans cette foule venue pour s’enchanter de la beauté des corps, combien sont-ils à voir que cette jeune fille en deuil danse sur un charnier ?

Mais ceux mêmes qui s’entretuent là-bas en son nom, plaignent-ils l’Espagne ? Que représente-t-elle aux yeux de ces TudesquesCe vocable renforce l’image de barbarie., de ces Italiens, de ces Anglo-Saxons, de ces SlavesMauriac n’oublie pas que la constitution des Brigades internationales, en novembre 1936, fut une priorité du Komintern. ? Il n’est pas de pays plus méconnu, plus dédaigné des nations qui, sous divers vocables, n’ont jamais adoré que la force au service de la matière.

A Madrid, durant les derniers jours de la monarchie, je me souviens d’avoir dîné chez un Grand d’EspagneL’anecdote remonte vraisemblablement au voyage fait avec Ramon Fernandez en 1929, et non en 1931 date du départ d’Espagne d’Alphonse XIII. Mais depuis que celui-ci avait appelé Primo de Rivera à former un gouvernement (13 septembre 1923), le processus était engagé, qui devait conduire à la fin de la Monarchie., vrai modèle du GrecoDomenikos Théotokopulos, dit le Greco (1540-1614), dont la peinture incarne étrangement l’âme espagnole. En 1929, Mauriac avait fait un voyage en Espagne en compagnie de Ramon Fernandez. Il suffit à Mauriac d’une allusion et d’une image pour camper le portrait d’un noble espagnol.. De son bel œil sali de bile, il observait le représentant d’une puissance étrangère qui, le verre d’alcool à la main, parlait trop fort et dont un rire aviné fendait la face rouge brique : Quand je songe, me dit l’Espagnol à mi-voix, que ces gens-là nous considèrent comme des singes !

L’Espagne n’a jamais beaucoup compté à leurs yeux ; mais la voici chaque jour plus étrangère à cette bataille des nations qui se livre sur son corps. Elle est foulée aux pieds des GentilsL’édition des JMP ne reprend pas la majuscule. Le mot est à rapprocher des dénominations antérieures (isoler les Italiens) ; l’Espagne représente l’héritage de la chrétienté romaine, par opposition aux peuples païens, les Gentils. incapables d’entrer dans son mystère. Ces Russes, ces Italiens, ces Allemands viennent vider dans sa maison saccagée une querelle qui ne la concerne pas, et son propre martyre lui demeure une énigme.

Des deux côtés, les chefs ont trafiqué de son âme ; des deux côtés ils l’ont livrée à des loups qui font semblant de se manger entre eux… Au vrai, ils se dévorent par procuration. Ils jouent leur partie à des centaines de lieues de chez eux. Quel merveilleux champ de manœuvres ! Quel champ de tir inespéré ! Ils essaient, sur le corps piétiné de l’Espagne, leurs tanks et leurs torpilles. Ils sont bien les descendants de ceux qui se servaient de leurs esclaves pour expérimenter des poisonsTout ce passage est construit à partir d’une métaphore qui éclaire le sentiment de Mauriac : d’un côté la spiritualité des chrétiens de l’Antiquité (mystère, âme, maison saccagée = maison de Dieu), de l’autre une cruauté temporelle que Mauriac nous fait comprendre en recourant à un vocabulaire prosaïquement militaire complété par une allusion aux mœurs antiques, les esclaves utilisés pour expérimenter les poisons..

Il est de moins en moins question de la victime. Ce peuple espagnol, à la fois le plus charnel et le plus spirituel, où toute idée s’incarneCette phrase s’appuie sur le mystère de la communion., où dans les cœurs les vagues de l’amour divin et de la passion humaine confondent leur écume, ce peuple est devenu la proie de ce qui paraît être le plus hostile à son génie : on l’assassine au nom de systèmes qu’il ne pourrait même concevoir, lui qui, au fond, n’a jamais balancé qu’entre la sainteté et l’anarchie, et dont la roche calcinée sépare l’enfer du ciel. Et il jette sur les nations rangées en cercle autour de son martyre, le regard effaré du taureau couvert de sang, qui ne sait plus ce qu’on lui veutUn des liens de Mauriac à l’Espagne fut son goût pour la corrida, du moins jusqu’en 1938, si l’on en croit son article du Figaro du 12 août : Le Dernier Taureau..

Du démon auquel l’Espagne est livrée, on ne saurait dire que la main droite ignore ce que fait la main gauche : les protagonistes de cette guerre civile se doutent-ils que dans chaque camp c’est le même Esprit qui les meut, qui les précipite les uns contre les autres ? Un Esprit qui leur est étranger : car l’Espagne a son démon certes, un démon qui n’appartient qu’à elle : cruel et triste, amoureux du sang et de la mort, mais ce n’est pas celui qui, depuis six moisJuillet 1936 – janvier 1937., la déchire. Elle agonise, dévorée par un démon sordide et qui n’est pas à sa mesure. Le Maître de Moscou et de Berlin peut bien fouler ce peuple comme une vendange au pressoirPassage caractéristique du mécanisme de la création chez Mauriac, qui unit une image familière et régionale (le pressoir, qui appartient aussi, au demeurant, à la civilisation chrétienne), à la tragédie historique, qui se cristallise par la fusion du communisme et du fascisme dans la figure unique, et donc allégorique — mais qui résume bien la position politique de Mauriac à ce moment —, du Maître de Moscou et de Berlin, démon de l’Espagne (cf. Titre). ; il ne le possédera jamais de l’intérieur ; il règnera sur lui par la vertu de son poing gauche ou par la puissance de son poing droit ; mais il ne réduira jamais ce château secret de l’âmeDans Le Château intérieur (1577), Ste Thérèse d’Avila invite le lecteur à considérer notre âme comme un château fait tout entier d’un seul diamant ou d’un très clair cristal, où il y a beaucoup de chambres, de même qu’il y a beaucoup de demeures au ciel. espagnole où le drame qui se joue dépasse celui de la distribution des richesses, échappe aux catégories de l’époque et rententit [sic] dans l’éternité.

François Mauriac, de l’Académie française.