Le Dard
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Le Dard
LE DARD
LE théâtre d’une époque la reflète en la
déformant, en l’appauvrissant surtout.
La nôtre n’aura pas eu de chance : elle
a beau n’être pas une grande époque
,
elle est moins basse que ne le donnent à
penser la plupart des pièces qui prétendent
l’exprimer. beaucoup de nos contemporains en peindre, nous en donner une âme
c’est une humanité médiocre qui s’y reflète
juger, feront bien de ne pas s’en rapporter
uniquement au théâtre joué, mais aussi à
celui qui, pour de très nobles raisons, n’a
vu que rarement le feu de la rampe. Je
pense surtout aux pièces de M. Gabriel Mar
celphilosophe-dramaturge
. Il s’est converti au catholicisme en 1929. Son théâtre des années vingt et trente reflétait la société française bouleversée et dépourvue de valeurs morales par la Première guerre mondiale. Une dénonciation puissante d’une société obsédée par la possession est le sujet de son premier essai Marcel et à celle que vient de publier ces jours-ci, la librairie Plon,
le Dard
Dieu
je crois
qui, je crois, n’a pas été publiée et où je
me souviens d’avoir vu débuter, au lende
main
de la guerre, sur des tréteaux obscurs,
un tout jeune acteur dont le jeu nous avait
bouleversés et qui s’appelait Charles Boyer
La pièce que, ces jours-ci, M. Gabriel Mar
cel
vient de faire paraître à la librairie Plon,
sous-estime pas son public, qui ose exiger de
lui un effort. Je reçois le Dard dont je ne pense pas qu’il soit possible de [ ?]
; M. Gabriel Marcel n’est pas seulement l’auteur de journal de m’échapper
; M. Gabriel Marcel est un de tous les auteurs dramatiques de ce temps qui noue estime
pièce
que
qui est des plus simples, des plus directs ; est simple si j’ose dire le plus habituel qui soit
ni de l’action toujours très claire et très facile
à suivre. Enfin les personnages appartien
nent
à des milieux moyens que nous connais
sons
tous.
Mais avec les mots des conversations quo
tidiennes
et dans le cadre familier de nos
existences d’aujourd’hui, M. Gabriel Marcel et c’est (
le trait a
exprime des sentiments que le spectateur ne
reconnaît pas d’abord parce qu’ils ne relèvent
pas de la psychologie courante. Ce philoso
phe-auteur
dramatique va droit à certaines
déformations de l’esprit et du cœur qui n’ont
pas encore été décelées ni mises en lumière : elles ressemblent
parce qu’elles son comme certains
pareilles à ces maladies qu’on ignorait ne connaissait pas
autrefois et auxquelles les médecins n’ont
pas encore donné de nom.
Sans doute, il n’est pas un sentiment dans
l’homme d’aujourd’hui dont nous ne puis
sions
retrouver ne retrouverons
tous les temps. Il n’empêche que notre chaque
ouvre
apporte avec elles
de tourment
précédentes générations ne connaissaient pas.
Ce dard
, cette écharde enfoncée dans
la chair d’Eustache Soreau, le personnage
principal de ces trois actes, échapperait à
l’observation superficielle. Beaucoup en souf
frent
qui ne sauraient dire ce qu’elle est. c’est la souffrance de l’homme
Un homme sorti du peuple, à qui tout réus
sit,
qui ne cesse d’avancer, éprouve son cons
tant
bonheur comme une trahison. C’est la
forme actuelle de cette passion du malheur
qui interrompt
reau,
qui l’empêche d’achever [d’un] garçon du peuple, cette ascension régulière vers la bourgeoisie
universitaire nanti ce que Bourget appelait chez un arrivé et nanti universitaire
médiocre qu’a connue sa jeunesse. Non qu’il
soit possédé de cet amour joyeux de la sainte
pauvreté qui obligeait le jeune François d’Assise
se dépouiller de ses vêtements sur la place
publique d’Assise
tager,
sans arrière-pensée, Non, Soreau veut pouvoir partager
rages des prolétaires, l’ cette
lective
des classes insurgées. Il n’a pas la
vocation hantise (
d’une don de soi
il cède à l’attrait d’une certaine bassesse (
d’une certaine bassesse
comblé de tout ce qui orne la vie, il cède à
l’attrait dune certaine misère arrogante de crapule
peut-être même à un goût sexuel, animal de ce qui est peuple
ce qui est peuple. La femme issue d’un mi
lieu
de grande bourgeoisie radicale qu’il a
épousée, épousé
cheviste
dont M. M.
nous
avec beaucoup de force une puissance admirable
de haine
de ruse de mensonge
Encore une fois, une fois il
sentiment chrétien, ni même d’origine chré
tienne.
L’instinct de Soreau le ramène à son
élément primitif. Chez Soreau cette étrange maladie apparaît non sans [effet]
Soreau est revenu d’instinct à son élément
bas et sordide où il pourra s’en donner de
revendiquer, de revendiquer
de faire l’amour
compte des principes courants ni de la souf
france
des autres. Soreau cherche son élément primitif il aspire à se donner à haïr, où il pourra (
haïr
une échelle dont chaque échelon d’avance lui
est connu. de connaître chaque échelon
et d’un mot
chie. Là est sa vraie future et le lieu de sa joie. Il ne peut plus de réussir il hait (
d’arriver les stations
d’échapper à à
heur
étant a ses yeux d’à ses yeux c’est d’arriver
Chez Soreau, cette maladie apparaît sous
son aspect le plus bas. Chez un jeune Allemand
Werner, un jeune Allemand qu’il héberge, chez lui le musicien Werner
elle se manifeste aussi, nous en voyons une manifestation
la grandeur. Ce Werner Il
non qu’il fût mal avec les nazis Nazis
était sa seule passion son unique [patine]
politique. Mais il a voulu accompagner suivre
Suisse un ami bolcheviste pour le soigner, puis pour l’aider
mourant
der
dans son son dernier
cet ami, il continue de vivre avec lui dans
une profonde union : S’il n’y avait que
les vivants, dit Werner, -il
serait tout à fait inhabitable.
Il pourrait rentrer en Allemagne, sans être
inquiété. Pourquoi décide-t-il de n y revenir
qu’après s’être compromis avec les commu
nistes Communistes
; pourquoi décide-t-il de sui
désir du camp de concentration et peut-être
du martyre ? Tout le monde aime Tout le monde l’aime
et il est las d’être aimé de tout le monde.
Il déteste de subsister grâce à la sympathie
qu’il inspire. Il déteste … inspire
. Phrase
lui-même qui gagne les cœurs.
Oui, Gabriel Marcel a bien vu ce qui se
passe au fond de beaucoup de consciences, chez les solubres comme chez les [ ?]
aujourd’hui : elles sont devenues de
vaises
consciencesmauvaises consciences
un monde où il nous appartienne de nous
installer. Ceux, qui réussissent se sentent les
bénéficiaires d’un perpétuel passe-droit. Nous voulons des bénéficiaires d’un perpetuel passe droit
Nous ne faisons plus parti d’un ordre, d’une hierarchie… Il ne s’agit pas là, si je comprends bien Gabriel
Pas plus que chez Soreau, ce sentiment
chez Werner ne nous paraît d’essence chré
tienne. Ai-je démêlé la pensée de G. Marcel ?
Son Werner
être
espère-t-il se rapprocher de lui dans
la mesure où il s’éloignera d une vie facile ? aisée
La souffrance [ ?] que ne nous sépare pas seulement des morts mais aussi des vivants
Soreau n’a jamais pu guérir de sa pauvreté ;
Werner, lui, lui
pour un ami perdu
Il va là où il trouve de la souffrance dans (
il va parmi
tration Dieu [ ?] mêlé à beaucoup de souffances
[ ?
plus une facilité il revivra et servira
comme à Paris, mais
vira
à diminuer la souffrance des hommes ?
Werner se moque de la politique : où il y a bien d’autres personnages (
pas de Cause
cause
sacrifierait ; il n’y a pas
il ne se sacrifiera pour la cause
humain. mais l’homme seul le retient
Cette pièce projette une lueur étrange sur
les hommes d’à présent. J’ignore l’effet que produira au théâtre cette pièce… Elle projette une lumière chargée sur les hommes d’à présent
des évolutions, elle nous donne la clef de
certaines inquiétudes qui nous surprennent
chez tel ou tel de nos contemporains, à droite
comme à gauche. Gabriel Marcel a peut-être découvert ce qui (
sépare
personnages que ceux dont j’ai parlé, et je . Je
n’ai pu même faire allusion au drame des
cœurs qui s’y noue ; mais, ce qui m’intéresse
dans
dent
à mieux comprendre mon temps : nous
ne sommes pas séparés . Ce qui nous sépare
ce n’est plus une question de générations qu… nos contemporains mais d’un seul être
par , ce n’est pas
être
par par
étrange maladie
être atteint à tous les ages et au sein de au sein de
tous les partis politiques politiques
il y a
les hommes ceux
sociale
dans les vieux cadres familiers de la société,
demeure l’idéal — et en face d’eux, tous les
autres, et tous les autres
ment plus ou moins profondément
dard
, dard
échardeécharde en la chair
dont parle Saint Paul (2 Cor, 12, 7).
ratés comme on le croit — et qui sont
au contraire, au contraire
succès, la célébrité. Ils et qui
s’ils le voulaient. Mais Mais ils ne peuvent se risquer à se détacher, se séparer, à se mettre à part
se mettre à part des damnés de la terre
Debout les damnés de la terre
) elle est aussi le titre du roman quasi-autobiographique d’Henri Poulaille qui décrit la vie ouvrière du 15e arrondissement à Paris entre 1906 et 1910, publié pour la première fois en 1935.se détacher des autres hommes
parmi lesquels la vie a du goût. Tout ce qui
est luxe, ordre, beautéL’Invitation au voyage
de Charles Baudelaire publié dans la première édition des
un affadissement. de la vie
sépare des autres hommes. Les anciens
combattants des luttes sociales regrettent les
tranchées et cette boue de leur jeunesse.
ne découvrent de saveur à l’existence trouvent du goût à la vie
dans le sordide. Coûte que coûte, Coûte que coûte
partagent encore Ils ne trouvent de goût à la vie que dans le sordide et il leur faut [partager]
qu’ils retrouvent la chaleur du fumier
commun.