Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

« Le Dard »

Vendredi 29 janvier 1937
Gringoire

Page 6

LES LETTRES

« LE DARD » [1][1] Il n’y a qu’un seul manuscrit (ms), probablement le premier. Le tapuscrit (ts), porte quelques modifications mineures. Quelques mots ou phrases ont été ajoutés à la version imprimée (ajouté).

Par François MAURIAC, de l’Académie française

LE théâtre d’une époque la reflète en la déformant, en l’appauvrissant surtout. La nôtre n’aura pas eu de chance : elle a beau n’être pas une « grande époque » , elle est moins basse que ne le donnent à penser la plupart des pièces qui prétendent l’exprimer. (a) [Note: (a) « beaucoup de nos contemporains en peindre, nous en donner une âme » add. « c’est une humanité médiocre qui s’y reflète » add. D’autres phrases raturées et illisibles.] Nos arrière-neveux, pour nous juger, feront bien de ne pas s’en rapporter uniquement au théâtre joué, mais aussi à celui qui, pour de très nobles raisons, n’a vu que rarement le feu de la rampe. Je pense surtout aux pièces de M. Gabriel Marcel[3][3] Gabriel Marcel (1889-1973) tenait à se faire connaître comme « philosophe-dramaturge » . Il s’est converti au catholicisme en 1929. Son théâtre des années vingt et trente reflétait la société française bouleversée et dépourvue de valeurs morales par la Première guerre mondiale. Une dénonciation puissante d’une société obsédée par la possession est le sujet de son premier essai Etre et avoir (Aubier, 1935). Le Cœur des autres (Grasset, 1921), Un homme de Dieu (Grasset, 1925), Le Monde cassé (Desclée de Brouwer, 1933), Le Chemin de la crête (Grasset, 1936). La Grâce (1911) fait partie de son premier recueil Le Seuil invisible publié à compte d’auteur en 1914. : (b) [Note: (b) « Marcel et à celle que vient de publier ces jours-ci, la librairie Plon, le Dard » ] Le Cœur des autres, Un homme de Dieu, Le Seuil invisible, Le Monde cassé, Le Chemin de Crête, sans compter La Grâce, (c) [Note: (c) « je crois » ts.] qui, je crois, n’a pas été publiée et où je me souviens d’avoir vu débuter, au lendemain de la guerre, sur des tréteaux obscurs, un tout jeune acteur dont le jeu nous avait bouleversés et qui s’appelait Charles Boyer[6][6] A plusieurs reprises dans ses chroniques théâtrales dans La Revue hebdomadaire entre 1919 et 1925 Mauriac admire le talent de Charles Boyer (1899-1978). Après une carrière dans les théâtres du boulevard à Paris, Boyer s’est engagé dans le cinéma muet pendant les années vingt et ensuite dans le cinéma parlant..

La pièce que, ces jours-ci, M. Gabriel Marcel vient de faire paraître à la librairie Plon, Le Dard, est l’œuvre d’un écrivain qui ne sous-estime pas son public, qui ose exiger de lui un effort. (d) [Note: (d) Ce paragraphe porte plusieurs débuts : « Je reçois le Dard dont je ne pense pas qu’il soit possible de [ ?] » ; « M. Gabriel Marcel n’est pas seulement l’auteur de journal de m’échapper » ; « M. Gabriel Marcel est un de tous les auteurs dramatiques de ce temps qui noue estime » add.] La difficulté d’une œuvre (e) [Note: (e) « pièce » ms.] telle que Le Dard ne réside pas dans le dialogue, qui est des plus simples, des plus directs ; (f) [Note: (f) « est simple si j’ose dire le plus habituel qui soit » add.] ni de l’action toujours très claire et très facile à suivre. Enfin les personnages appartiennent à des milieux moyens que nous connaissons tous.

Mais avec les mots des conversations quotidiennes et dans le cadre familier de nos existences d’aujourd’hui, M. Gabriel Marcel (g) [Note: (g) « et c’est ( « le trait a » biffé) la vertu essentielle de son art » add.] exprime des sentiments que le spectateur ne reconnaît pas d’abord parce qu’ils ne relèvent pas de la psychologie courante. Ce philosophe-auteur dramatique va droit à certaines déformations de l’esprit et du cœur qui n’ont pas encore été décelées ni mises en lumière : (h) [Note: (h) « elles ressemblent » add. « parce qu’elles son comme certains » ts. biffé.] pareilles à ces maladies qu’on ignorait (i) [Note: (i) « ne connaissait pas » add.] autrefois et auxquelles les médecins n’ont pas encore donné de nom.

Sans doute, il n’est pas un sentiment dans l’homme d’aujourd’hui dont nous ne puissions retrouver (j) [Note: (j) « ne retrouverons » add.] des traces dans l’homme de tous les temps. Il n’empêche que notre (k) [Note: (k) « chaque » add. ms et ts.] époque a ouvert (l) [Note: (l) « ouvre » add. ts.] (m) [Note: (m) « apporte avec elles » add.] des sources d’angoisse (n) [Note: (n) « de tourment » add. ts.] que les précédentes générations ne connaissaient pas. Ce « dard » , cette écharde enfoncée dans la chair d’Eustache Soreau, le personnage principal de ces trois actes, échapperait à l’observation superficielle. Beaucoup en souffrent qui ne sauraient dire ce qu’elle est. (o) [Note: (o) « c’est la souffrance de l’homme » add.] Un homme sorti du peuple, à qui tout réussit, qui ne cesse d’avancer, éprouve son constant bonheur comme une trahison. C’est la forme actuelle de cette passion du malheur qui interrompt (p) [Note: (p)] l’ascension régulière de Soreau, qui l’empêche d’achever (q) [Note: (q) « [d’un] garçon du peuple, cette ascension régulière vers la bourgeoisie » add.] l’étape. Cet universitaire nanti (r) [Note: (r) « ce que Bourget appelait chez un arrivé et nanti universitaire » add.] garde la hantise de la vie médiocre qu’a connue sa jeunesse. Non qu’il soit possédé de cet amour joyeux de la sainte pauvreté qui obligeait le jeune François (s) [Note: (s) « d’Assise » add.] à se dépouiller de ses vêtements sur la place publique d’Assise[23][23] En 1205 après une jeunesse dissipée François d’Assise (1182-1226) entend une voix qui lui demande de réparer l’état de l’église qui tombe en ruines. Il donne tout son argent et au printemps 1206 devant l’évêque d’Assise se dépouille de tous ses vêtements sur la place publique et se voue au Christ. Il fut canonisé par le pape Grégoire XI en 1228.. Soreau, lui, aspire à partager, sans arrière-pensée, (t) [Note: (t) « Non, Soreau veut pouvoir partager » add.] les haines et les rages des prolétaires, l’ (u) [Note: (u) « cette » add.] immense fureur collective des classes insurgées. Il n’a pas la vocation (v) [Note: (v) « hantise ( « d’une don de soi » biffé) » add.] du don de soi ni du détachement (w) [Note: (w) « il cède à l’attrait d’une certaine bassesse ( « d’une certaine bassesse » biffé) » add.] ; comblé de tout ce qui orne la vie, il cède à l’attrait dune certaine misère arrogante (x) [Note: (x) « de crapule » add. ms et ts.] et peut-être même à un goût sexuel, (y) [Note: (y)] (z) [Note: (z) « animal de ce qui est peuple » biffé ms et ts.] animal de ce qui est peuple. La femme issue d’un milieu de grande bourgeoisie radicale qu’il a épousée, (aa) [Note: (aa) « épousé » ts.] il la sacrifiera à une militante bolcheviste dont M. (ab) [Note: (ab) « M. » ts.] Gabriel Marcel (ac) [Note: (ac) « nous » add.] a exprimé avec beaucoup de force (ad) [Note: (ad) « une puissance admirable » add.] l’âme pétrie de haine, (ae) [Note: (ae) « de haine » biffé ts.] de ruse (af) [Note: (af) « de mensonge » add.] et de désespoir.

Encore une fois, (ag) [Note: (ag) « une fois il » ms et ts.] il ne s’agit pas là d’un sentiment chrétien, ni même d’origine chrétienne. L’instinct de Soreau le ramène à son élément primitif. (ah) [Note: (ah) « Chez Soreau cette étrange maladie apparaît non sans [effet] » biffé. « Soreau est revenu d’instinct à son élément » add.] Il a la nostalgie de ce lieu bas et sordide où il pourra s’en donner de revendiquer, (ai) [Note: (ai) « de revendiquer » biffé ts.] de haïr, (aj) [Note: (aj) « de faire l’amour » add.] de détruire, sans tenir compte des principes courants ni de la souffrance des autres. (ak) [Note: (ak) « Soreau cherche son élément primitif il aspire à se donner à haïr, où il pourra ( « haïr » biffé), de détruire, faire l’amour sans tenir compte de la souffrance des autres » add.] Il est las de grimper à une échelle dont chaque échelon d’avance lui est connu. (al) [Note: (al) « de connaître chaque échelon » add.] Ce qui l’attire, c’est la confusion, le lâchage, l’abandon, le débridement, (am) [Note: (am) « et d’un mot » add.] l’anarchie. (an) [Note: (an) « Là est sa vraie future et le lieu de sa joie. Il ne peut plus de réussir il hait ( « d’arriver les stations » biffé) » add.] Il s’agit pour lui de sortir des rails, d’échapper à (ao) [Note: (ao) « à » ts.] l’itinéraire prévu, le pire malheur étant a ses yeux d’arriver. (ap) [Note: (ap) « à ses yeux c’est d’arriver » add.]

Chez Soreau, cette maladie apparaît sous son aspect le plus bas. Chez (aq) [Note: (aq) « un jeune Allemand » add.] le musicien Werner, un jeune Allemand qu’il héberge, (ar) [Note: (ar) « chez lui le musicien Werner » add.] elle se manifeste aussi, (as) [Note: (as) « nous en voyons une manifestation » add.] mais sur le plan de la grandeur. Ce Werner (at) [Note: (at) « Il » ms et ts.] a quitté l’Allemagne, non qu’il fût mal avec les nazis (au) [Note: (au) « Nazis » ts.] : la musique était sa seule passion (av) [Note: (av) « son unique [patine] » add.] et le détournait de la politique. Mais il a voulu accompagner (aw) [Note: (aw) « suivre » ts.] en Suisse un ami bolcheviste (ax) [Note: (ax) « pour le soigner, puis pour l’aider » add.] mourant (ay) [Note: (ay) « mourant » ts.] pour l’aider dans son (az) [Note: (az) « son dernier » biffé.] agonie. Même après la mort de cet ami, il continue de vivre avec lui dans une profonde union : « S’il n’y avait que les vivants, dit Werner, (ba) [Note: (ba) « -il » add.] je pense que la terre serait tout à fait inhabitable. »

Il pourrait rentrer en Allemagne, sans être inquiété. Pourquoi décide-t-il de n y revenir qu’après s’être compromis avec les communistes (bb) [Note: (bb) « Communistes » ts.] réfugiés à Paris ? (bc) [Note: (bc) « ; pourquoi décide-t-il de sui » biffé.] D’où lui vient ce désir du camp de concentration et peut-être du martyre ? Tout le monde aime (bd) [Note: (bd) « Tout le monde l’aime » add.] Werner et il est las d’être aimé de tout le monde. Il déteste de subsister grâce à la sympathie qu’il inspire. (be) [Note: (be) « Il déteste … inspire » . Phrase ajoutée au ts.] Il a horreur de cette part de lui-même qui gagne les cœurs.

Oui, Gabriel Marcel a bien vu ce qui se passe au fond de beaucoup de consciences, (bf) [Note: (bf) « chez les solubres comme chez les [ ?] » add.] aujourd’hui : elles sont devenues de mauvaises consciences. (bg) [Note: (bg) « mauvaises consciences » ts.] Nous ne sommes plus dans un monde où il nous appartienne de nous installer. Ceux, qui réussissent se sentent les bénéficiaires d’un perpétuel passe-droit. (bh) [Note: (bh) « Nous voulons des bénéficiaires d’un perpetuel passe droit » add. « Nous ne faisons plus parti d’un ordre, d’une hierarchie… Il ne s’agit pas là, si je comprends bien Gabriel » biffé.]

Pas plus que chez Soreau, ce sentiment chez Werner ne nous paraît d’essence chrétienne. (bi) [Note: (bi) « Ai-je démêlé la pensée de G. Marcel ? » add.] Il (bj) [Note: (bj) « Son Werner » add.] a perdu un ami qu’il aimait ; peut-être espère-t-il se rapprocher de lui dans la mesure où il s’éloignera d une vie facile ? (bk) [Note: (bk) « aisée » add.] (bl) [Note: (bl) « La souffrance [ ?] que ne nous sépare pas seulement des morts mais aussi des vivants » biffé.] Soreau n’a jamais pu guérir de sa pauvreté ; Werner, lui, (bm) [Note: (bm) « lui » ajouté au ts.] ne peut guérir de sa tendresse. (bn) [Note: (bn) « pour un ami perdu » add.] (bo) [Note: (bo) « Il va là où il trouve de la souffrance dans ( « il va parmi » biffé) les camps de concetration » add.] Imagine-t-il que, dans un camp de concentration (bp) [Note: (bp) « Dieu [ ?] mêlé à beaucoup de souffances » add.] ce don qu’il a d’être aimé (bq) [Note: (bq) « [ ? biffé] » ] ne sera plus une facilité (br) [Note: (br) « il revivra et servira » add.] comme à Paris, mais (bs) [Note: (bs) « comme à Paris, mais » biffé dans ts.] servira à diminuer la souffrance des hommes ? Werner se moque de la politique : (bt) [Note: (bt) « où il y a bien d’autres personnages (biffé) ou s’agit d’ailleurs [ ?] » add.] il n’existe pas de « Cause » (bu) [Note: (bu) « cause » ts.] pour lui, à laquelle il se sacrifierait ; (bv) [Note: (bv) « il n’y a pas » « il ne se sacrifiera pour la cause » add.] rien ne l’intéresse que ce qui est humain. (bw) [Note: (bw) « mais l’homme seul le retient » biffé.]

Cette pièce projette une lueur étrange sur les hommes d’à présent. (bx) [Note: (bx) « J’ignore l’effet que produira au théâtre cette pièce… Elle projette une lumière chargée sur les hommes d’à présent » add. Plusieurs phrases illisibles en marge.] Elle explique bien des évolutions, elle nous donne la clef de certaines inquiétudes qui nous surprennent chez tel ou tel de nos contemporains, à droite comme à gauche. (by) [Note: (by) « Gabriel Marcel a peut-être découvert ce qui ( « sépare » biffé) rend la génération nouvelle ce qui [ ?] irrémédiablement les générations d’hommes qui ont fait leur chemin dans un monde dont l’ascension sociale, la réussite était l’idéal de ceux qui [oubliés] aide à comprendre que nos différences » add.] Elle met en scène d’autres personnages que ceux dont j’ai parlé, et je (bz) [Note: (bz) « . Je » add.] n’ai pu même faire allusion au drame des cœurs qui s’y noue ; mais, ce qui m’intéresse dans Le Dard, c’est que ces trois actes m’aident à mieux comprendre mon temps : nous ne sommes pas séparés (ca) [Note: (ca) « . Ce qui nous sépare » add.] les uns des autres (cb) [Note: (cb) « ce n’est plus une question de générations qu… nos contemporains mais d’un seul être » add.] par (cc) [Note: (cc) « , ce n’est pas » add.] une question de génération, mais peut-être par (cd) [Note: (cd) « par » ajouté.] cette maladie étrange (ce) [Note: (ce) « étrange maladie » add.] dont on peut être atteint à tous les ages et au sein de (cf) [Note: (cf) « au sein de » ts.] tous les partis politiques (cg) [Note: (cg) « politiques » ajouté.] : voici, (ch) [Note: (ch) « il y a » add.] d’un côté, les hommes (ci) [Note: (ci) « ceux » add.] dont l’ascension (cj) [Note: (cj) « sociale » add.] et la réussite, dans les vieux cadres familiers de la société, demeure l’idéal — et en face d’eux, tous les autres, (ck) [Note: (ck) « et tous les autres » add.] qui portent plus ou moins profondément (cl) [Note: (cl) « plus ou moins profondément » biffé.] dans leur chair ce « dard » , (cm) [Note: (cm) « dard » ts.] cette écharde[96][96] Allusion à l’ « écharde en la chair » dont parle Saint Paul (2 Cor, 12, 7)., qui ne sont pas des envieux ni des ratés comme on le croit — (cn) [Note: (cn) « et qui sont » add.] parfois comblés, au contraire, (co) [Note: (co) « au contraire » ts.] de tout ce qui peut donner le succès, la célébrité. Ils (cp) [Note: (cp) « et qui » add.] seraient des nantis s’ils le voulaient. Mais (cq) [Note: (cq) Phrase illisible. « Mais ils ne peuvent se risquer à se détacher, se séparer, à se mettre à part » add.] ils ont horreur de se mettre à part des « damnés de la terre[101][101] La première ligne de L’Internationale ( « Debout les damnés de la terre » ) elle est aussi le titre du roman quasi-autobiographique d’Henri Poulaille qui décrit la vie ouvrière du 15e arrondissement à Paris entre 1906 et 1910, publié pour la première fois en 1935. » (cr) [Note: (cr) « se détacher des autres hommes » add. ms et ts.] parmi lesquels la vie a du goût. Tout ce qui est luxe, ordre, beauté[103][103] Refrain de « L’Invitation au voyage » de Charles Baudelaire publié dans la première édition des Fleurs du mal en 1857., leur apparaît comme un affadissement. (cs) [Note: (cs) « de la vie » add. ts.] Le luxe, c’est ce qui nous sépare des autres hommes. Les anciens combattants des luttes sociales regrettent les tranchées et cette boue de leur jeunesse. (ct) [Note: (ct) Les deux dernières phrases ne se trouvent ni dans le ms ni dans le ts.] Ils ne découvrent de saveur à l’existence (cu) [Note: (cu) « trouvent du goût à la vie » add. ms et ts.] que dans le sordide. Coûte que coûte, (cv) [Note: (cv) « Coûte que coûte » ajouté.] il faut qu’ils partagent encore (cw) [Note: (cw) « Ils ne trouvent de goût à la vie que dans le sordide et il leur faut [partager] » add.] les passions du troupeau, qu’ils retrouvent la chaleur du fumier commun.

François MAURIAC, de l’Académie française.


Date:
© les héritiers de François Mauriac (pour le texte des articles) et les auteurs (pour les notes)