Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

« Cruelle Espagne »

Vendredi 26 février 1937
Gringoire

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LES LETTRES

« CRUELLE ESPAGNE[1][1] Article non repris. »

Par François MAURIAC, de l’Académie française

BEAUCOUP d’écrivains nous racontent leurs voyages et pourtant il n’existe pas d’oiseau plus rare qu’un auteur qui sache regarder, si ce n’est un auteur capable de nous faire voir ce qu il a vu. Les Tharaud[2][2] Les frères Tharaud, Jean (1877-1952) et Jérôme (1874-1973), écrivaient leurs ouvrages à quatre mains, Jean en étant normalement responsable du premier jet. Ils voyageaient beaucoup (Palestine, Espagne, Israël, Éthiopie…) et rapportaient leurs expériences dans une série de reportages objectifs et, comme Mauriac le reconnaît lui-même « véridique » . Cruelle Espagne sortit de chez Plon en 1937. possèdent à un haut degré ces deux qualités. J’ai visité le Portugal en même temps que l’un d’eux[3][3] Jérôme Tharaud. : de toute la caravane[4][4] En juin 1935, Mauriac a fait partie d’une délégation invitée à visiter le Portugal par Salazar, avec Jules Romains, Jérôme Tharaud, Miguel de Unamuno, Maurice Maeterlinck et Georges Duhamel. A cette occasion, il a été reçu avec Duhamel par Salazar. Au retour, Mauriac avait publié dans Le Temps, le 31 juillet 1935, un article, « Le Peuple pauvre » , célébrant les mérites de Salazar. il était évidemment celui à qui rien n’échappait, celui aussi à qui nos hôtes ouvraient le plus volontiers leur coeur : là où était Tharaud, là étaient aussi les jeunes filles portugaises. En coupant les pages de Cruelle Espagne, je savais donc que j’allais prendre une vue directe du champ de bataille espagnol, et je n’ai pas été déçu.

J’étais en outre assuré que les choses nous seraient montrées sans recherche d’éloquence. Nous connaissons les Tharaud : celui qui fut en Espagne dut être à chaque instant bouleversé jusqu’à l’horreur ; mais il n’a jamais porté son cœur en écharpe à la manière de Chateaubriand, son voisin de Bretagne[5][5] Les Tharaud étaient charentais, mais ont possédé de 1919 à 1945 le manoir des Auffenais, au Minihic-sur-Rance. : la sensiblerie n’est pas son fort[6][6] Les Tharaud sont nés en Haute-Vienne, François René de Chateaubriand (1768-1848) à St Malo. Figure centrale du romantisme français, Chateaubriand avait beaucoup voyagé et de temps en temps avait vécu à l’étranger, surtout en Angleterre. Atala (1801) est largement inspiré, par exemple, du temps qu’il a passé en Amérique du nord..

Réjouissons-nous de ce qu’il existe au moins un livre sur cette guerre où l’auteur n’ait aucun désir d’exciter notre indignation au bénéfice de l’un ou de l’autre camp. A vrai dire, Tharaud, en nous racontant simplement ce qu’il a vu du côté nationaliste auquel vont ses préférences, ne se fait pas scrupule de donner souvent des armes à l’adversaire : il n’a que le souci d’être véridique.

Le goût du risque est indispensable à un bon correspondant de guerre, et surtout de guerre civile. Tharaud l’Espagnol a dû commettre plus d’imprudences qu’il ne nous en raconte dans son livre. Il ne rapporte que l’indispensable pour qu’on ne puisse lui dénier sa qualité de témoin. A la fois téméraire et circonspect, il a erré dans ces régions indéterminées où il suffit de parcourir quelques mètres sur une route pour se trouver tout à coup nez à nez avec un détachement rouge : sur ce sujet, les Tharaud ont de lugubres histoires[7][7] Souvenir de Victor Hugo, « Oceano nox » , Les Rayons et les ombres (1840) : « O flots ! Que vous savez de lugubres histoires ! » ..

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Mais le sommet de ce beau livre, c est le dernier chapitre qui nous montre Miguel de Unamuno quinze jours avant sa mort commentant pour ses amis français son testament spirituel[8][8] Miguel de Unamuno (1864-1936), recteur de l’université de Salamanque, avait d’abord accueilli favorablement le soulèvement de Franco, avant de s’en détacher. Avant sa mort le 31 décembre 1936, l’un de ses derniers actes publics fut son discours du 12 octobre 1936, interrompu par le général Millan de Astray aux cris de « Viva la muerte ! » et « Abajo la inteligencia ! » . Unamuno était un Basque de Bilbao, bascophone, ce qui ne pouvait qu’attirer la sympathie de Mauriac.. Unamuno est mort désespéré parce qu’il a désespéré de son peuple[9][9] Cf. la thématique des écrivains de la « génération de 98 » dont Unamuno fut la figure principale avec Antonio Machado, Valle Inclan, Juan Ramon Jiménez et Pio Baroja.. Aux yeux du recteur de Salamanque, la misère physiologique de la race espagnole explique tout le drame : malade dans sa chair elle cède, selon lui, à des passions furieuses héritées des Tziganes et des Maures. Don Miguel ne se faisait-il pas des siens une image trop romantique ? Il n’est pas nécessaire d’invoquer de telles hérédités pour expliquer une fureur dont les excès souillent l’histoire de tous les autres peuples et d’abord la nôtre. Sans remonter jusqu’à la Terreur[10][10] On désigne sous ce nom deux périodes sanglantes et répressives de la Révolution française : la première ne dura que quelques semaines (août-septembre 1792), mais la seconde fut plus longue (de juin 1793 à juillet 1794)., nous sommes les fils de gens qui se souviennent d’avoir vu brûler Paris. L’histoire de la Commune[11][11] Insurrection populaire à Paris qui dura du 18 mars au 28 mai 1871. n’est pas si éloignée de nous que nous puissions douter de ce que serait une reprise du drame révisé [Note: On lit « revisé » dans l’original.] et mis au point par des gens qui ont acquis, en soixante-dix ans, une certaine expérience et ont perfectionné leur méthode[13][13] On voit, à ce moment, où va la sympathie de Mauriac.. Certes la passion de la mort et du désespoir, la terreur et l’obsession du néant cela appartient en propre à l’Espagne comme en témoignent ses peintres et ses mystiques. N’oublions pas pourtant que la férocité espagnole est, dans son fonds, la férocité humaine qui est la chose du monde la mieux partagée — avec en plus ce caractère particulier qui lui vient de son catholicisme.

Pourquoi, demandait un soir André Malraux, est-ce justement la catholique Espagne, la sainte Russie qui donnent au monde l’exemple de réactions si terribles[14][14] Mauriac fait référence au discours de Malraux à la Maison de la Mutualité, le 1er février 1937. Il lui avait consacré un article dans Le Figaro, du 11 février 1937. ? Un des Karamazof de Dostoïevski nous en fournit la raison, lorsqu’il crie à celui qui lui assure et qui le persuade que Dieu n’existe pas : « Mais alors, tout est permis ? » Ce tout est permis[15][15] Le dernier roman de Dostoïevski, Les Frères Karamazov fut publié en feuilleton dans la revue russe Ruskii Vestnik entre 1879 et 1880. Des quatre frères c’est Ivan l’intellectuel et sceptique qui pose la question devenue célèbre (4e partie, Livre 2, chapitre III, « L’Hymne et le secret » ). nous éclaire l’abîme qui s’ouvre dans le cœur d’un peuple croyant lorsqu’on lui enlève son Dieu. Il se jette avec frénésie sur ce dont il se privait par terreur. Des passions que la crainte seule refoulait et non l’amour, se ruent à l’assouvissement.

Si jamais le clergé retrouvait quelque pouvoir sur ces sombres ouailles, sans doute devrait-il s’attacher à l’instauration d’un christianisme plus intérieur, pour ce qui touche à la vie spirituelle des individus, et en outre nettement social et accordé à cette soif de justice qui une fois éveillée, ne cède ni à l’indifférence ni au mépris[16][16] Autre pente du catholicisme de Mauriac : les idées du Sillon.. Hâtons-nous d’ajouter que quelle que soit la responsabilité de ce clergé, nul n’a le droit de jeter la pierre[17][17] Cf. la réponse de Jésus aux scribes et Pharisiens qui lui amènent une femme surprise en adultère : « Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette le premier une pierre ! » (Jn, 8, 7). à des gens qui ont eu environ seize mille des leurs massacrés[18][18] Cf. « Le Retour du milicien » . : ils ont payé, et Dieu veuille que nos propres fautes ne nous coûtent pas aussi cher…

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Il n’empêche que nous trouvons ici une explication du drame de ce peuple : son caractère même nous éclaire sa destinée[19][19] Formule extrapolée de Novalis, Derniers Fragments (1799-1800). Mauriac la cite fréquemment sous la forme : « Le caractère, c’est la destinée. » : ceux qui furent appelés par vocation à prendre la charge de ce furieux devaient presque fatalement céder à la tentation de lui imposer du dehors la discipline religieuse. La loi d’amour devint en Espagne une camisole de force. Sa nature irréductible lui a suscité des gardiens et non des pasteurs selon le cœur de Dieu. Sous différentes formes, elle a toujours secrété l’Inquisition[20][20] L’Inquisition espagnole, une persécution féroce de ceux considérés comme hérétiques et contre les principes de l’église catholique, dura plus de trois siècles (1478-1834). : défense d’un organisme malade, fièvre que le cœur finit par ne plus pouvoir supporter.

Et pourtant ne désespérons pas de ce désespéré. Rien n’est perdu encore. Même pour les peuples, la fatalité n’est que relative : l’homme est libre encore de sauver l’Espagne ; il dépend du libre arbitre humain[21][21] La définition originale en est donnée dans le traité de Saint Augustin, De libero arbitrio (ca 387–88). que cette tragédie en définitive soit moins atroce qu’il ne nous a paru d’abord.

Selon ce que les vainqueurs auront fait de leur victoire, selon qu’ils en useront avec sagesse ou qu’ils en mesureront [Note: On lit « mésureront » dans l’original.] bassement cette guerre civile revêtira dans l’histoire des aspects bien différents : peut-être apparaîtra-t-elle comme le dernier sursaut d’une nation dont le cardinal Alberoni[23][23] Le cardinal Alberoni (1664-1752), de naissance italienne, devint un homme politique espagnol au service du roi Philippe V. Il essaya de restaurer la puissance espagnole, en se heurtant à l’Angleterre et à la France. repoussait déjà du pied le cadavre, à moins que la postérité n’y découvre au contraire l’aube d’une renaissance, et ne juge que tant de sang n’a pas été versé en vain.

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Ainsi le destin de l’Espagne ne nous montre pas encore son véritable visage. Il appartiendra au chef victorieux[24][24] Allusion évidente à Franco, qui avait été investi de pleins pouvoirs le 1er octobre 1936. d’en fixer les traits, de lui imposer un caractère définitif. Le tout est de savoir si ce maître encore inconnu cèdera au démon de la facilité, en cherchant à écraser le vaincu et à l’anéantir, ou si, au contraire, il chargera ce peuple tout entier sur ses épaules, et consentira à ne plus voir que ses blessures pour les panser avec amour[25][25] Mauriac fait allusion à deux paraboles évangéliques : d’abord celle de la brebis perdue quand le berger retrouve sa bête et « la met, tout joyeux, sur ses épaules » (Lc, 15, 5), puis celle du bon Samaritain qui s’approche de l’homme blessé pour « band[er] ses plaies » avant de le mener à l’hôtellerie où il prend soin de lui (Lc, 10, 34)..

Au sortir de son enfer, l’Espagne risque d’en connaître un pire, si le vainqueur cherche d’un seul côté les responsables. C’est une vérité que seul un peuple catholique nous paraît capable de comprendre : il ne ressuscitera que dans la mesure où toutes les classes, tous les partis prendront conscience de la part qu’ils ont prise à un immense crime collectif. Ce n’est pas seulement au clergé qu’il faut demander des comptes, mais à tous ceux qui de la droite à l’extrême-gauche, ayant eu à tour de rôle pouvoir sur l’esprit et sur le cœur de ce peuple, ont péché mortellement contre lui par action et par omission[26][26] Cf. le début du Confiteor : « Je confesse à Dieu tout-puissant, je reconnais devant mes frères que j’ai péché en pensée, en parole, par action et par omission » ..

François MAURIAC, de l’Académie française.


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