Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Confusion

Vendredi 2 décembre 1938
Temps présent

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BILLET

CONFUSION

par François MAURIAC.

Jamais plus qu’aujourd’hui,
l’homme de qui d’autres hommes
espèrent un conseil, une direction,
n’a touché ses propres limites. Tout
n’est que confusion et, quelque
parti qu’on prenne, on craint
d’accroître le mal.

Nous ne sommes pas certains
que le plan Reynaud[1][1] Paul Reynaud (1878-1966), ministre des Finances du 3e Cabinet Daladier le 1er novembre 1938 est l’artisan économique de la rupture d’avec la politique du Front populaire. Son « plan » , mis en place le 13 novembre et faisant l’objet de 42 décrets-lois, prévoyait une augmentation des impôts, des économies budgétaires de la part de l’État et des dérogations permettant aux entreprises de déplafonner le temps hebdomadaire du travail de 40 heures à 48 heures. soit une
merveille, et nous croyons que
la politique de rapprochement
avec l’Allemagne de Hitler est une
duperie… mais comment douter
que cette grève générale[2][2] Déclenchée par le CGT le 30 novembre, cette grève fut diversement suivie : 10 % de fonctionnaires environ, mais 50 à 80 % des ouvriers de la métallurgie, de la chimie et du bâtiment dans certaines régions. Le gouvernement, ayant refusé toute négociation, avait pris les moyens pour faire échouer cette grève et pour éviter qu’elle ne continue : réquisition des moyens de transports, utilisation de la troupe pour protéger les dépôts, révocation d’agents publics et soutien apporté au patronat licenciant les grévistes., au mo-
ment précis où nous sommes, ne
soit aussi un malheur, et devant
les autres nations une humiliation
et une honte ?

L’entente avec le nazisme nous
rebute, mais la pression commu-
niste sur la politique étrangère de
la France nous fait horreur.

Et ce qui est vrai pour le débat

--- nouvelle colonne ---

essentiel qui déchire le pays l’est
aussi dans toutes les questions se-
condaires. Par exemple, je suis au
moment d’exprimer mon dégoût de
ce qui s’accomplit en Allemagne
d’abominable contre les Juifs[3][3] Après les lois de Nuremberg, frappant plus encore d’ostracisme les juifs allemands, la nuit de cristal, qui eut lieu du 9 au 10 novembre 1938, marque une nouvelle étape dans l’antisémitisme du régime nazi. Cette nuit et la journée qui suivit furent caractérisées par des incendies de synagogues, des saccages de commerces et de lieux d’habitations, des meurtres et des milliers d’arrestations dans tout le Reich. Ce vaste pogrom fut perpétré par des militants nazis avec la complicité du régime., et
mes sentiments à ce sujet sont bien
connus. Mais les lettres pressantes
que je reçois, les démarches dont
je suis l’objet me retiennent, et je
jette au panier l’article interrompu.
C’est une chose que de servir libre-
ment une cause qu’on sait être jus-
te, mais c’en est une autre que
d’être poussé, éperonné. Nous ne
voulons être l’instrument de per-
sonne, même pas des victimes. L’in-
dignation ne répond pas à tout.

Quelle tentation alors que l’art !
quel refuge ! quel plaisir ! Voici
le monde enchanté et furieux de
mes créatures. Voici les êtres sur
lesquels j’ai pouvoir.



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