Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Complices et victimes

Vendredi 17 décembre 1937
Temps présent

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BILLET

COMPLICES ET VICTIMES

Par François MAURIAC.

Un Weidmann[1][1] Eugène Weidmann (1908–1939), condamné pour cambriolage, avait rencontré en prison Roger Million et Jean Blanc, dont il fit ses complices pour les six meurtres qu’il commit avec le vol pour mobile. Arrêté en décembre 1937, il comparaîtra devant la cour d’assises en mars 1939, défendu par maître Moro-Gafieri, et sera condamné à mort, puis exécuté le 17 juin 1939. Ce sera la dernière exécution publique en France à cause des débordements auxquels elle donna lieu. Camus l’évoquera dans ses « Réflexions sur la guillotine » dans la NRF en 1957 — voir Albert Camus, Essais, édition établie et annotée par Roger Quilliot et Louis Faucon, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade » , 1965, p. 1025. qui met l’absolu
dans le mal et n’assigne plus de
limite au crime bénéficie d’un
pouvoir presque surnaturel sur les
gredins médiocres dont la piste
coupe la sienne. Il les attire, les
absorbe, les engloutit. Il impose,
par sa seule approche, à des petits
voleurs, à des modestes maîtres-
chanteurs, un rôle dont l’horreur
les dépasse.

A peine ont-ils touché la main
de Weidmann… Les voici enchaî-
nés au crime. Plus aucune aide à
attendre de la société ; nul secours
humain. Un maître les tient qui
n’a plus rien à perdre. Et leur
obéissance même à ses pires des-
seins ne les met pas à l’abri de ses
coups. Leur soumission ne les ab-
sout pas du crime de savoir, du dé-
lit d’avoir vu... Le maître a intérêt
à les abattre et ils le savent.

Il leur reste de le fuir. Mais leur
destin est à jamais rivé au sien.
Dès qu’on a tenu Weidmann, on
les a tenus aussi. La police n’a pas
eu à se déranger : il lui a suffi de
tirer sur la chaîne.


--- nouvelle colonne ---

Inutile exemple : les grandes
villes, ce soir encore, seront peu-
plées de complices et de victimes.
Comme si l’histoire de Weidmann
ne remplissait pas les colonnes de
tous les journaux du monde, de
mauvais garçons recevront d’af-
freux mots d’ordre ; les femmes
jeunes et belles suivront un in-
connu, monteront avec lui dans
une auto, le cœur aussi léger que
pouvait l’être celui de Joan de
Koven, la petite danseuse[2][2] C’était le nom de la jeune danseuse américaine que Weidmann, jouant de sa réelle séduction, avait attirée dans la villa de La Celle-Saint-Cloud qu’il avait louée. Ce fut sa première victime, enlevée le 21 juillet 1937, puis étranglée le 26.… Non,
aucun exemple ne sert, aucun se-
cours ne vient du dehors. La grâce
perdue, c’est le bouclier rejeté,
c’est l’armure qui ne nous défend
plus[3][3] Le vocabulaire mauriacien rappelle la description de « l’armure de Dieu » donnée par saint Paul (Éph, 6, 11–17).. Le péché, un certain péché
surtout, annihile l’instinct de
conservation, précipite la pauvre
chair dans le piège tendu. Que le
crime puisse avoir un visage jeune
et beau, un tendre regard, des mains
caressantes, les victimes de Weid-
mann l’avaient vu peut-être ; elles
l’avaient oublié : ce n’est pas
l’amour qui est aveugle, mais le
désir. Le péché nous crève les
yeux[4][4] On comparera cette chronique avec celle de Claude Mauriac, tout jeune journaliste : « De l’inacceptable prestige de Weidmann » , in Quand le temps était mobile, Bartillat, 2008, p. 37–39..



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