Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

La Charité est née…

Vendredi 24 décembre 1937
Temps présent

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BILLET

LA CHARITÉ EST NÉE…[1][1] Article non repris.

Par François MAURIAC.

Cette fièvre de plaisir en ce moment de l’année, les fleurs aux devantures, tant de victuailles accumulées pour les goinfreries d’une seule nuit, témoignent d’un monde qui, ayant, perdu la mémoire, cède à une réminiscence obscure et fait des gestes dont la raison profonde lui échappe[2][2] Mauriac reviendra sur la signification de cette saison dans son récit « Conte de Noël » , publié dans le recueil Plongées en mars 1938 chez Grasset..

Il sait vaguement qu’il est arrivé quelque chose d’heureux, qu’ « une immense espérance a traversé la terre[3][3] Alfred de Musset, « L’Espoir en Dieu » , Poésies nouvelles (1850). » , mais quelle espérance ? Si vous interrogiez au hasard quelques-uns de ses soupeurs, si vous arrêtiez les gens sur les boulevards pour leur demander compte de cette espérance, et pour qu’ils vous rendent raison de leur joie, vous vous heurteriez à un sourire moqueur, à un haussement d’épaules… Tout ça, c’est de vieilles histoires auxquelles on ne croit plus, bien sûr… Mais surtout de vieilles histoires qu’on ne connaît pas, parce qu’on ne les a jamais apprises.

Un de mes amis, en Provence, a entendu un homme demander à son camarade, devant une croix de mission plantée au bord de la route : « Qu’est-ce que ça représente ?… » Quel est ce petit Enfant adoré depuis tant de siècles et dont la Nativité, chaque année, même aux époques les plus sombres et les plus sanglantes, oblige les peuples à manifester de la joie ?

Cette espérance qu’on n’arrive pas à tuer, et qui sans cesse, coupée et détruite, repousse, refleurit, elle est le bien le plus précieux des pauvres hommes. Ils savent qu’au moins cette nuit, ils ont le droit d’être heureux… Heureux ? Et comment le seraient-ils, sinon en mangeant et en buvant ? Ils ignorent tout de ce petit Enfant, et surtout que son secret est un secret de bonheur où il s’agit aussi d’un breuvage et d’une nourriture, d’un pain rompu, d’une coupe offerte…

Pourtant ils en savent assez, pour être meilleurs cette nuit-là, plus tendres avec les leurs, plus enclins à l’aumône. Même s’ils l’ont oublié, ils sentent profondément que Noël, c’est la nuit où la charité est née. O racine qui ne pourra plus être extirpée ! Semence que l’ennemi ne détruira pas[4][4] Les termes employés par Mauriac ici (semence, ennemi, extirper/détruire) rappellent ceux qui figurent dans la Parabole de l’ivraie (Mt, 13, 24-30)., en dépit de son apparente victoire ! Parce qu’un Enfant est couché dans la paille, depuis le règne d’Auguste[5][5] Appelé dans un premier temps Octave puis Octavien, Auguste (63 av. J.-C. - 14 ap. J.-C.) fut le premier empereur romain. Son nom figure dans le premier verset du récit de la Nativité tel qu’on le trouve chez saint Luc : « Or, il advint, en ces jours-là, que parut un édit de César Auguste, ordonnant le recensement de tout le monde habité » (Lc, 2, 1)., aucune Révolution ne pourra plus faire, de ce monde, un monde sans charité.



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