Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Un certain regard

Mercredi 4 août 1937
Le Figaro

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CHRONIQUE

UN CERTAIN REGARD

Par FRANÇOIS MAURIAC
de l’Académie française.

DANS ce pays de Valois[1][1] Région naturelle située au nord-est de Paris à cheval entre les départements de l’Oise et de l’Aisne et donc tout proche de Vémars, où se situe l’autre résidence des Mauriac., l’été
n’est que le trouble confluent
du printemps et de l’au-
tomne. Les dernières cerises que
nous mangeons sont mouillées d’une
brume qui déjà donne au matin
l’odeur de la rentrée. Même au so-
leil, je ne puis m’étendre sur la
prairie sans être saisi du froid de
l’argile.

Je sais que l’été règne ailleurs et
que son royaume se confond avec
celui de mon enfance : « Il y a 35°
à l’ombre, m’écrit-on. Depuis trois
mois nous n’avons pas de pluie.
Tout est cuit : comme petites ré-
coltes on n’aura rien, à part quel-
ques pommes de terre. L’eau man-
que : nous allons la chercher à la
Garonne pour les sulfatages et pour
arroser les cyprès[2][2] Plantations réalisées par François Mauriac qui le note dans le « Livre de raison » de Malagar : « En février 1937 j’ai planté 130 cyprès (sur la terrasse et le long des vignes au midi.) » … Mais la vigne ne
souffre pas. » Autrefois, j’étais com-
me la vigne : cette saison meur-
trière m’exaltait, je bravais le feu, [Note: On respecte la ponctuation de l’original.]
du ciel : « On ne sort même pas
les bêtes, et tu cours les routes ? »
Oui, je courais les routes, je chan-
tais dans la fournaise[4][4] Cf. ce qu’écrit Mauriac dans le poème « La Tempête apaisée » (Orages, 1925, in OC, VI, 445) :
« La vieille cour étouffe de lys ; la terrasse
Est brûlante où j’aimais à quinze ans de m’étendre
Pour braver le soleil comme la mort en face. »
.

Il me plaît de savoir que la four-
naise existe encore, mais aussi d’en
être délivré. Le pays de la soif[5][5] Encore une expression qui fait penser à un poème publié dans Orages ( « Le Désir » , OC, VI, 440) : « Le pays de la soif est au dedans de nous. » ne
m’attire plus. Entre le printemps et
l’automne, dans ce Valois qui n’a
que trois saisons, j’ai établi ma
demeure. Est-ce d’avoir atteint ce
tournant de l’âge où un jeune criti-
que, ces jours-ci, m’attaquait avec
une délicatesse ravissante[6][6] Jean Touzot note (JMP, p. 196) : « Les comptes rendus des critiques littéraires se succédaient après la publication du deuxième volume du Journal. Ainsi Robert Brasillach avait-il donné à Je suis partout, le 2 juillet, un article intitulé « L’âge critique de M. Mauriac » . » ? Je ne
sais… Je sais que sous ces ombra-
ges saturés d’eau et dans ce soleil
trouble, l’esprit jouit de son propre
éveil.

De ce tournant où je suis parve-
nu, qu’elles me semblent loin les
orgies de lectures des vacances
d’autrefois, quand on disait : « Cet
enfant dévore tout… on ne sait plus
que lui donner ! » Quelques lignes
me suffisent aujourd’hui, que je ru-
mine et dont je n’épuise pas le suc.
Dans la vieille maison pleine de
livres, je passe de Montaigne[7][7] Michel de Montaigne (1533–1592) dont les Essais sont une des rares œuvres du 16e siècle régulièrement évoquée par Mauriac. à La
Bruyère[8][8] Jean de La Bruyère (1645–1696), auteur des Caractères ou les Mœurs de ce siècle (1688)., du cardinal de Retz[9][9] Les Mémoires de Jean François Paul de Gondi (1613–1679), cardinal de Retz, furent publiés après sa mort en 1717. à
Saint-Simon[10][10] Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon (1675–1755), dont les célèbres Mémoires parurent pour la première fois en 1788., mais c’est quelquefois
un moderne qui me donne la joie
de toucher le vrai, de le tenir cap-
tif et tout vivant dans quelques
mots simples et irremplaçables.

Par exemple, ces jours-ci, je me
récite ce que Chesterton[11][11] Gilbert Keith Chesterton (1874–1936), écrivain anglais et apologiste chrétien qui se convertit au catholicisme en 1922. écrit de
saint François d’Assise : « Il ne
voyait point la forêt à cause des
arbres, il ne voyait point la popu-
lace à cause des hommes… il ne
voyait que l’image de Dieu, multi-
pliée, mais jamais monotone. Pour
lui, un homme était toujours un
homme, et ne disparaissait pas plus
dans une foule compacte que dans
un désert. Il honorait tous les hom-
mes, c’est-à-dire qu’il ne les aimait
pas seulement, mais aussi qu’il les

--- nouvelle colonne ---

respectait tous… Jamais un homme
n’avait rencontré le regard de ses
brûlants yeux bruns sans recevoir
la certitude que François Bernar-
done s’intéressait véritablement à
lui, à sa vie intérieure unique et
particulière, depuis son berceau
jusqu’à sa tombe, qu’il était en per-
sonne évalué, pris au sérieux[12][12] Citation du 6e chapitre (intitulé « The Little Poor Man » ) de la biographie que G. K. Chesterton consacra au saint (St. Francis of Assisi, Hodder and Stoughton, 1923, p. 110). Le livre fut traduit en français sous le titre Saint François d’Assise par Isabelle Rivière et parut dans la collection du Roseau d’or chez Plon en 1925.… »

Ce texte circonscrit un pays où
nous retrouver, nous tous de droite
et de gauche qui, comme l’écrit un
compagnon de Gide en U.R.S.S.[13][13] Selon Jean Touzot (JMP, p. 197) : « En juin 1936, Gide était accompagné en URSS de Louis Guilloux, Pierre Herbart, Jef Last, Jacques Schiffrin et Eugène Dabit, qui y trouva la mort. » ,
ne pouvons nous accoutumer aux
rapports imbéciles que d’un bout
du monde à l’autre, on a avec les
êtres.

Ce ne sont pas les idées seules
qui nous séparent ; ce ne sont pas
elles non plus qui suffisent à nous
rapprocher, mais une certaine qua-
lité du regard que nous fixons sur
autrui. Le regard d’André Gide en
U.R.S.S.[14][14] Le livre de Gide, Retour de l’U.R.S.S., parut aux Éditions Gallimard en novembre 1936. vaut celui de Georges
Bernanos à Majorque[15][15] Georges Bernanos, domicilié à Palma sur l’île de Majorque depuis octobre 1934, rédigea huit articles sur la situation en Espagne, dont les sept premiers furent publiés dans Sept entre juin 1936 et février 1937. Ils constituaient le premier état du livre paru chez Plon en avril 1938 : Les Grands Cimetières sous la lune. Ils sont repris dans Georges Bernanos, Essais et écrits de combat, t. I, textes établis, présentés et annotés par Yves Bridel, Jacques Chabot et Joseph Jurt sous la direction de Michel Estève, « Bibliothèque de la Pléiade » , Gallimard, 1971, p. 1423–1450.. Ces deux
écrivains si différents ont en com-
mun ceci : un œil clair qui trahit
la loi de la jungle humaine.

Non, certes, le regard de Jean-
Jacques[16][16] Jean-Jacques Rousseau (1712–1778) qui écrit au début de son traité Émile, ou De l’éducation (1762) : « Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme. » incapable de saisir que la
nature est blessée. La connaissance
et l’amour de l’homme, tel qu’il
est, ne risquent guère de nous ren-
dre aveugles sur sa misère, sur sa
férocité, ni de nous gagner aux ins-
titutions qui lui accordent trop de
confiance ; mais plus encore cet
amour nous rend hostiles à toute
doctrine qui le détourne de son
âme, de ce royaume au dedans de
lui-même[17][17] Cf. Lc, 17, 21 : « le Royaume de Dieu est au milieu de vous. » L’expression « au milieu de vous » est parfois traduite « au-dedans de vous » dans d’autres versions..

Cela paraît tout simple, là où il
y a un homme, de voir un homme,
et non un chameau, un cheval ou
une araignée. Et c’est pourtant cette
absence de folie qui aujourd’hui
passe pour folie — surtout si nous
poussons la singularité jusqu’à don-
ner à la vie de la créature une va-
leur absolue. Il n’est rien qui ne
nous rend plus insupportables à tous,
amis, adversaires, que d’appeler as-
sassin un assassin, et innocent un in-
nocent, que de ne tenir aucun compte
de ce que les Staliniens appellent :
la ligne générale[18][18] En 1929, le réalisateur soviétique Sergueï Eisenstein (1898–1948) sortit un film de propagande intitulé La Ligne générale qui célébrait le progrès technologique dans les campagnes russes et soulignait les bienfaits de la collectivisation.. Car chaque parti
a sa ligne générale et ses lignes se-
condaires, réseau compliqué hors
duquel on ne saurait battre impu-
nément les buissons…

Est-ce une influence propre à
cette saison entre le printemps et
l’automne, à ce ciel brouillé, à ce
souffle vif et frais d’un août dénué
de torpeur et qui tient l’esprit en
éveil ? Mais je rêve d’un parti de
« sans parti » venus de tous les ho-
rizons et n’ayant rien en commun
que ce regard pur, qui se pose sur
les êtres avec cette attention d’où
peut naître l’amour[19][19] Il est intéressant de lire cette phrase à la lumière de l’enthousiasme initial de Mauriac pour le MRP (Mouvement républicain populaire, un nouveau parti issu de la Résistance chrétienne) après la Libération. On sait qu’il finit par être déçu et qu’il créa le néologisme se « démerpiser » pour exprimer cette déception (BN, I, 312)..

François Mauriac,
de l’Académie française.


Date:
© les héritiers de François Mauriac (pour le texte des articles) et les auteurs (pour les notes)