Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Le Cauchemar dissipé

Vendredi 7 octobre 1938
Temps présent

Page 1

BILLET

Le Cauchemar dissipé[1][1] Cet article sera repris dans MP, p. 108 (JMP, p. 749-50). Le « cauchemar » évoque évidemment le spectre d’une guerre avec l’Allemagne nazie, éventualité qui se profilait à l’horizon depuis plusieurs années en raison de l’agressivité du discours et de la politique d’Hitler. La menace d’une nouvelle conflagration avait néanmoins été momentanément écartée par les accords de Munich, obtenus à l’arraché le 30 septembre 1938 grâce à l’entremise de Mussolini, mais non sans déshonneur, puisque la Grande-Bretagne et la France avaient abandonné la Tchécoslovaquie au Troisième Reich.

par François MAURIAC.

Je sais bien que nous nous re-
[Note: L’accent manque dans l'original.]veillerons de cette joie et qu’au
delà de ce grand mur de Versail-
les abattu par le poing allemand[3][3] En reconstruisant ses forces armées, réoccupant la zone démilitarisée, annexant l’Autriche et enfin faisant main basse sur la Tchécoslovaquie, Hitler ne cessait de faire fi des provisions du Traité de Versailles qui, suite à la victoire des Alliés dans la Première Guerre mondiale, devaient empêcher l’Allemagne de redevenir un pays belligérant.,
une route inconnue s’ouvre pour
nous, pleine d’embûches.

Mais il reste que la guerre a re-
culé et que la Bête a été maîtrisée
dans le moment même où elle s’ap-
prêtait à bondir.

La volonté de quelques hommes
a été la plus forte : quelques hom-
mes, des démocrates. Ils n’ont eu
recours à aucune des idoles qu’on
a coutume d’attribuer aux démo-
craties. Ils n’ont brandi aucun
mot à majuscule. Ils n’ont parlé ni
de Droit, ni de Justice. Ils ont été
humains, simplement.

Peut-être même ont-ils réveillé,
dans des adversaires en apparence
sans entrailles, une émotion, un
remords obscurs, une pitié pour
ces millions d’enfants des hommes

--- nouvelle colonne ---

déjà en marche, docilement, vers
la boucherie…

Qu’elle nous touche, la joie dé-
lirante de ces pauvres peuples do-
ciles ! La même joie à Berlin, à
Paris et à Londres[4][4] Croyant encourir la colère du public, Daladier et son homologue britannique Neville Chamberlain avaient en effet été accueillis en héros par les foules venues à leur rencontre lors de leur descente de l’avion dans leurs capitales respectives. ! La même im-
puissance à se haïr ! Oui, la guerre,
en ratant ce dernier bond, nous
aura révélé cette unité de la fa-
mille humaine.

Mais ici, notre tâche sera dure :
Déjà [Note: La majuscule est présente dans l’original.] les partis se défient[6][6] Pour les Communistes à l’Assemblée Nationale, seuls (avec Henri de Kérillis et un député socialiste) à s’opposer aux accords de Munich, l’abandon de la Tchécoslovaquie par les Radicaux-Socialistes a donné le coup de grâce à la coalition du Front Populaire., se de-
mandent des comptes les uns aux
autres.

La guerre règne toujours et plus
que jamais dans les cœurs et dans
les esprits.

Dès demain nous recommence-
rons donc notre effort. Pour au-
jourd’hui, nous avons le droit de
respirer, de bénir Dieu, d’écouter
nos enfants faire des projets, de
regarder leurs poitrines intactes et
leurs mains qui n’ont pas versé le
sang[7][7] Le répit, on le sait, aura été de courte durée, si bien que Munich est resté dans les esprits comme le symbole même de la lâcheté face à une nation agressive. C’est Winston Churchill qui a eu le fin mot de l’histoire en observant : « On vous donnait le choix entre le déshonneur et la guerre. Vous avez choisi le déshonneur et vous aurez la guerre. » ( « You were given the choice between war and dishonour. You chose dishonour, and you will have war. » Cité par Stephen J. Lee, Aspects of British Political History, 1914–1995, Routledge, 1996, p. 157.) Aussi Mauriac a-t-il cru devoir ajouter le paragraphe suivant à la fin de l’article publié en 1967 dans ses Mémoires politiques (p. 108 ; JMP, p. 750) : « J’ai donc approuvé Munich sur le moment, mais sans illusion, comme le montre le billet écrit huit jours plus tard. En fait, je pensais à mes deux fils et ce fut cette angoisse provisoirement apaisée qui m’inspira d’abord. » .



Date:
© les héritiers de François Mauriac (pour le texte des articles) et les auteurs (pour les notes)