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C’EST le sort commun des ouvrages de
l’esprit d’être à la fois maltraités et
portés aux nues. Mais
Mme Raymonde Vincent, a plus qu’aucun
autre roman divisé la critique
met en scène des paysans et qu’il n’est guère
de sujet, en France, sur lequel nous nous en
tendions
moins.
Au vrai, sous le nom de paysans, nous
désignons des espèces fort différentes, et
c’est pourquoi nos expériences ne concordent
point. Si je m’en rapporte à ce que je con
nais,
j’ai eu affaire, dans ma vie, à deux
races paysannes, la landaise et la garon
naise,
qui ne se ressemblent en rien, bien
que leurs territoires se touchent. La terre
aride et consumée des Landes et la grasse
plaine de la Garonne ont pétri deux espèces
d’hommes à leur image et à leur ressem
blance.
La phrase fameuse de La Bruyère, sur les
paysans animaux farouches
, a toujours De l’homme
des L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières, où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines ; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé.
beaucoup scandalisé les personnes qui tien
nent
à ce que l’ancien régime ait assuré à
la paysannerie une enviable condition de vie.
Mais ces animaux farouches, courbés vers
la terre (… et quand ils se redressent on
), je les
s’aperçoit que ce sont des hommes
ai connus, je les ai vus de mes yeux, dans
ma petite enfance, à l’époque où la résine ne
rapportait pas encore et où un pin se ven
dait
de cinq à dix francs.
C’étaient les femmes qui travaillaient aux
champs ; elles se relevaient pour répondre
à notre salut ; et, dans cette créature édentée
et sans âge, nous avions souvent peine à
reconnaître la petite métayère qui, deux an
nées
plus tôt, en robe de mariée, précédée
du violon, était venue nous faire son com
pliment
et nous embrasser à la ronde. Et
puis la prospérité vint. En très peu d’an
nées
les maisons de torchis disparurent, les
métayers se nourrirent mieux, évoluèrent…
mais j’ai gardé une image très nette de ce
peuple taciturne, chétif, sauvage, parlant un
patois difficile, nourri de cruchade
et
où la tuberculose faisait d’affreux ravages.
Or, à vingt kilomètres de là, les bords de
la Garonne étaient peuplés de beaux gar
occupés d amour. Peuple riche, où chacun
possède sa vigne et où les frontières de la
paysannerie et de la petite bourgeoisie sont
à peine tracées.
Et, à ce propos, si l’on veut donner une
image favorable de la condition du paysan
français à une époque et dans une région
déterminée, le plus sûr est de choisir ses
exemples sur ces confins où une famille, en
core
attachée à la terre, se mêle déjà à la
classe supérieure. C’est ainsi que Paul Bour
get
cherche dans
Restif de la Bretonne
paysan de l’ancien régime, et l’on imagine
aisément les conclusions qu’il en tire. Or les
Restif étaient une ancienne famille noble,
ruinée par les guerres de religion, mais en
core
bien apparentée. Le père de Restif
remplit dans son village les fonctions de no
taire
et de juge et règne avec grandeur sur
tout ce petit peuple
deux fois au moment d’épouser des filles de
robins et de commerçants fort riches, et
c’est le père Restif qui s’y oppose. Sans
doute il se glorifie de labourer lui-même,
mais de nombreux bouviers et valets de
charrue sont à ses ordres. On comprend que
la discussion à propos des animaux farou
ne soit pas près de s’éteindre, puis
ches
que
sous le nom de paysans on désigne aussi,
et à bon droit, ces aristocrates de la glèbe
dont le père de Restif était le type.
Ceux du Berry, que Mme Raymonde Vin
cent
nous décrit dans
blent
presque en rien à mes Landais ni à
mes Garonnais. Et pourtant, ce n’est pas as
sez
de dire que je les ai aimés, je les ai aussi
reconnus. C’est que toutes ces paysanneries,
si différentes les unes des autres, une nappe
commune les alimente, c’est qu’elles se re
joignent
par les racines. Mais, pour en pren
dre
conscience, il faut tenir soi-même à la
terre. Bien sûr, nous y avons tous tenu, nous
venons tous de la charme, qui que nous
soyons, grands ou petits ; l’ouvrier est pres
que
toujours un paysan dévoyé : on le voit
comme s’il arrachait encore ses souliers à la
terre grasse qu’il ne laboure plus. Et je con
nais
des garçons de la bourgeoisie ou de la
noblesse qui s’étiolent, dépérissent à Paris
et ne recommencent à vivre, à s’épanouir que
lorsqu’ils se retrouvent aux champs.
Les critiques qui n’ont pas aimé
gne
la terre. C’est parce que je suis campagnard
que je l’ai aimé. Un jour que j’étais allé
voir Francis Jammes, il disait plaisamment
à sa femme, en me regardant : Tu ne
Je sais aujourd’hui qu’il avait
trouves pas que Mauriac c’est tout à fait
un paysanvignerons
et leur patois difficile
. Voir aussi, Journal d’un intellectuel en chômage
,
raison. A mesure que je vieillis, je me rap
proche
de mes arrière-grands-parents dont
je retrouve les lettres, les livres de comptes.
Et je finirai dans la peau d’un vieil homme
qui, de sa terrasse, scrute le ciel, flaire le
vent, s’inquiète de la gelée, de la sécheresse
et de la grêle.
Sans doute n’ai-je jamais rencontré de
paysans aussi graves, aussi purs que ceux de
oncles
que ceux dont je suis sorti apparte
naient
à cette espèce moralisante et senten
cieuse
— du type du père de Restif, juste
ment.
Ce qui reste de leur correspondance
en fait foi. Il existe en revanche, dans les
humbles héros de Mme Raymonde Vincent
un trait que je reconnais bien : cette impuis
sance
à imaginer, à se représenter ce qui
n’est pas. Leur défaut d’imagination amor
tit
chez eux toute souffrance, limite toute
joie. Un romancier issu d’une souche pay
sanne
bénéficie de cette immense réserve
d’une faculté dont sa race, pendant des siè
cles,
ne s’est pas servie.
Il semble que, sur ce point, les paysans
subissent l’influence des animaux dont la
vie se mêle à la leur. Il faudrait, je crois,
beaucoup insister sur cette imprégnation. On
ne l’a fait le plus souvent qu’en ce qui tou
che
à la vie sexuelle ; et ce n’est peut-être
pas l’essentiel. A ce propos, on a beaucoup
trop reproché à l’auteur de
aurait à dire ! Certes, nous connaissons les
vices et les crimes dont les campagnes gar
dent
la recette — ces campagnes où je me
suis aperçu, un jour qu’un de mes vignerons
était mort par accident, qu’aucun médecin
ne vient constater le décès, et que le permis
d’inhumer n’est même pas requis !
Et pourtant, il n’empêche que la chasteté
paysanne existe, une chasteté farouche. Les
médecins de campagne savent combien il est
souvent difficile d’examiner les femmes. Il
est de certains sujets sur lesquels l’homme
de la terre ne plaisante pas. Un joyeux Pa
risien
de mes amis me racontait qu’au cours
d’une période militaire avec des réservistes,
tous paysans et mariés, il se livra à quelques
plaisanteries faciles sur leurs femmes, mais
dut s’interrompre très vite pour n’être pas
mis en pièces. Chasteté qui a peut-être aussi
une origine animale et vient de la fidélité
paysanne à l’instinct. Pour beaucoup d’en
tre
eux, comme pour leurs bêtes, l’amour a
un temps, une saison. En dehors de la pé
riode
où ils le ressentent, ils n’essaient pas
de le revivre.
Les héros de
tant,
et en cela je les reconnais. Et de même
ils sont incapables, comme tous les paysans
que j’ai fréquentés, de formuler un juge
ment
esthétique, en contemplant la terre
qu’ils travaillent et qui les nourrit. Ni dans
les Landes ni sur les bords de la Garonne,
je ne me souviens d’avoir entendu un paysan
s’appliquer à définir le charme de son pays.
Mais ils sentent profondément ce qu’ils
n’expriment pas. C’est quand ils s’en sépa
rent
qu’ils deviennent artistes : lorsqu’ils
prennent de la distance, pour le juger… Ainsi
Mme Raymonde Vincent a-t-elle pris le re
cul
qu’il fallait ; elle s’est un peu éloignée
de sa terre pour la peindre — un peu trop
peut-être… Il n’empêche que son livre est un
beau livre, où est glorifiée cette union pro
fonde,
ce mariage de la terre avec l’homme
qu’est l’existence paysanne, cette préfigura
tion
de la mort qui est la vérité de la vie.