Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Campagne

Vendredi 28 janvier 1938
Gringoire

Page 4

LES LETTRES

CAMPAGNE

Par François MAURIAC, de l’Académie française.

C’EST le sort commun des ouvrages de
l’esprit d’être à la fois maltraités et
portés aux nues. Mais Campagne, de
Mme Raymonde Vincent, a plus qu’aucun
autre roman divisé la critique[1][1] Avec Campagne (Stock, 1937), un roman qui évoque la vie des paysans du Berry au début du siècle, Raymonde Vincent (1908-85) a reçu le Prix Femina.. C’est qu’il
met en scène des paysans et qu’il n’est guère
de sujet, en France, sur lequel nous nous en-
tendions moins.

Au vrai, sous le nom de paysans, nous
désignons des espèces fort différentes, et
c’est pourquoi nos expériences ne concordent
point. Si je m’en rapporte à ce que je con-
nais, j’ai eu affaire, dans ma vie, à deux
races paysannes, la landaise et la garon-
naise, qui ne se ressemblent en rien, bien
que leurs territoires se touchent. La terre
aride et consumée des Landes et la grasse
plaine de la Garonne ont pétri deux espèces
d’hommes à leur image et à leur ressem-
blance.

La phrase fameuse de La Bruyère, sur les
paysans « animaux farouches[2][2] Mauriac se réfère à la section 128 du chapitre « De l’homme » des Caractères ou les Mœurs de ce siècle (1688) de Jean de la Bruyère (1645-1696) : « L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières, où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines ; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé. » » , a toujours
beaucoup scandalisé les personnes qui tien-
nent à ce que l’ancien régime ait assuré à
la paysannerie une enviable condition de vie.
Mais ces animaux farouches, courbés vers
la terre ( « … et quand ils se redressent on
s’aperçoit que ce sont des hommes » ), je les
ai connus, je les ai vus de mes yeux, dans
ma petite enfance, à l’époque où la résine ne
rapportait pas encore et où un pin se ven-
dait de cinq à dix francs.

C’étaient les femmes qui travaillaient aux
champs ; elles se relevaient pour répondre
à notre salut ; et, dans cette créature édentée
et sans âge, nous avions souvent peine à
reconnaître la petite métayère qui, deux an-
nées plus tôt, en robe de mariée, précédée
du violon, était venue nous faire son com-
pliment et nous embrasser à la ronde. Et
puis la prospérité vint. En très peu d’an-
nées les maisons de torchis disparurent, les
métayers se nourrirent mieux, évoluèrent…
mais j’ai gardé une image très nette de ce
peuple taciturne, chétif, sauvage, parlant un
patois difficile, nourri de « cruchade » et
où la tuberculose faisait d’affreux ravages.

Or, à vingt kilomètres de là, les bords de
la Garonne étaient peuplés de beaux gar-

--- nouvelle colonne ---

çons et de belles filles bien nourris et fort
occupés d amour. Peuple riche, où chacun
possède sa vigne et où les frontières de la
paysannerie et de la petite bourgeoisie sont
à peine tracées.

Et, à ce propos, si l’on veut donner une
image favorable de la condition du paysan
français à une époque et dans une région
déterminée, le plus sûr est de choisir ses
exemples sur ces confins où une famille, en-
core attachée à la terre, se mêle déjà à la
classe supérieure. C’est ainsi que Paul Bour-
get cherche dans La Vie de mon père, de
Restif de la Bretonne[3][3] La Vie de mon père (1778) de Nicolas Edmé Restif de la Bretonne (1734-1806) avait paru chez Plon en 1933 avec une introduction de Paul Bourget., le type même du
paysan de l’ancien régime, et l’on imagine
aisément les conclusions qu’il en tire. Or les
Restif étaient une ancienne famille noble,
ruinée par les guerres de religion, mais en-
core bien apparentée. Le père de Restif
remplit dans son village les fonctions de no-
taire et de juge et règne avec grandeur sur
tout ce petit peuple[4][4] Plutôt que noble la famille était des paysans riches. Edmé Restif acheta le domaine de la Bretonne à Sacy dans l’Yonne en 1742.. Son fils, à Paris, est
deux fois au moment d’épouser des filles de
robins et de commerçants fort riches, et
c’est le père Restif qui s’y oppose. Sans
doute il se glorifie de labourer lui-même,
mais de nombreux bouviers et valets de
charrue sont à ses ordres. On comprend que
la discussion à propos des « animaux farou-
ches » ne soit pas près de s’éteindre, puis-
que sous le nom de paysans on désigne aussi,
et à bon droit, ces aristocrates de la glèbe
dont le père de Restif était le type.

Ceux du Berry, que Mme Raymonde Vin-
cent nous décrit dans Campagne, ne ressem-
blent presque en rien à mes Landais ni à
mes Garonnais. Et pourtant, ce n’est pas as-
sez de dire que je les ai aimés, je les ai aussi
reconnus. C’est que toutes ces paysanneries,
si différentes les unes des autres, une nappe
commune les alimente, c’est qu’elles se re-
joignent par les racines. Mais, pour en pren-
dre conscience, il faut tenir soi-même à la
terre. Bien sûr, nous y avons tous tenu, nous
venons tous de la charme, qui que nous
soyons, grands ou petits ; l’ouvrier est pres-
que toujours un paysan dévoyé : on le voit

--- nouvelle colonne ---

marcher lourdement sur l’asphalte des villes,
comme s’il arrachait encore ses souliers à la
terre grasse qu’il ne laboure plus. Et je con-
nais des garçons de la bourgeoisie ou de la
noblesse qui s’étiolent, dépérissent à Paris
et ne recommencent à vivre, à s’épanouir que
lorsqu’ils se retrouvent aux champs.

Les critiques qui n’ont pas aimé Campa-
gne
sont ceux qui ont perdu le contact avec
la terre. C’est parce que je suis campagnard
que je l’ai aimé. Un jour que j’étais allé
voir Francis Jammes, il disait plaisamment
à sa femme, en me regardant : « Tu ne
trouves pas que Mauriac c’est tout à fait
un paysan[5][5] Sans doute vrai. L’admiration de Mauriac pour la personne et la poésie de Francis Jammes (1868-1938) est légendaire. Pas pour la première fois Mauriac se tourne vers les générations précédentes de sa famille pour affirmer ses origines paysannes et donne l’impression qu’il connaissait bien la vie des ses « vignerons » et leur « patois difficile » . Voir aussi, « Journal d’un intellectuel en chômage » , Gringoire, le 30 juillet 1937. ? » Je sais aujourd’hui qu’il avait
raison. A mesure que je vieillis, je me rap-
proche de mes arrière-grands-parents dont
je retrouve les lettres, les livres de comptes.
Et je finirai dans la peau d’un vieil homme
qui, de sa terrasse, scrute le ciel, flaire le
vent, s’inquiète de la gelée, de la sécheresse
et de la grêle.

Sans doute n’ai-je jamais rencontré de
paysans aussi graves, aussi purs que ceux de
Campagne. Mais je tiens de mes grands-
oncles que ceux dont je suis sorti apparte-
naient à cette espèce moralisante et senten-
cieuse — du type du père de Restif, juste-
ment. Ce qui reste de leur correspondance
en fait foi. Il existe en revanche, dans les
humbles héros de Mme Raymonde Vincent
un trait que je reconnais bien : cette impuis-
sance à imaginer, à se représenter ce qui
n’est pas. Leur défaut d’imagination amor-
tit chez eux toute souffrance, limite toute
joie. Un romancier issu d’une souche pay-
sanne bénéficie de cette immense réserve
d’une faculté dont sa race, pendant des siè-
cles, ne s’est pas servie.

Il semble que, sur ce point, les paysans
subissent l’influence des animaux dont la
vie se mêle à la leur. Il faudrait, je crois,
beaucoup insister sur cette imprégnation. On
ne l’a fait le plus souvent qu’en ce qui tou-
che à la vie sexuelle ; et ce n’est peut-être
pas l’essentiel. A ce propos, on a beaucoup
trop reproché à l’auteur de Campagne la

--- nouvelle colonne ---

chasteté de ses paysans. Là encore, qu’il y
aurait à dire ! Certes, nous connaissons les
vices et les crimes dont les campagnes gar-
dent la recette — ces campagnes où je me
suis aperçu, un jour qu’un de mes vignerons
était mort par accident, qu’aucun médecin
ne vient constater le décès, et que le permis
d’inhumer n’est même pas requis !

Et pourtant, il n’empêche que la chasteté
paysanne existe, une chasteté farouche. Les
médecins de campagne savent combien il est
souvent difficile d’examiner les femmes. Il
est de certains sujets sur lesquels l’homme
de la terre ne plaisante pas. Un joyeux Pa-
risien de mes amis me racontait qu’au cours
d’une période militaire avec des réservistes,
tous paysans et mariés, il se livra à quelques
plaisanteries faciles sur leurs femmes, mais
dut s’interrompre très vite pour n’être pas
mis en pièces. Chasteté qui a peut-être aussi
une origine animale et vient de la fidélité
paysanne à l’instinct. Pour beaucoup d’en-
tre eux, comme pour leurs bêtes, l’amour a
un temps, une saison. En dehors de la pé-
riode où ils le ressentent, ils n’essaient pas
de le revivre.

Les héros de Campagne vivent dans l’ins-
tant, et en cela je les reconnais. Et de même
ils sont incapables, comme tous les paysans
que j’ai fréquentés, de formuler un juge-
ment esthétique, en contemplant la terre
qu’ils travaillent et qui les nourrit. Ni dans
les Landes ni sur les bords de la Garonne,
je ne me souviens d’avoir entendu un paysan
s’appliquer à définir le charme de son pays.
Mais ils sentent profondément ce qu’ils
n’expriment pas. C’est quand ils s’en sépa-
rent qu’ils deviennent artistes : lorsqu’ils
prennent de la distance, pour le juger… Ainsi
Mme Raymonde Vincent a-t-elle pris le re-
cul qu’il fallait ; elle s’est un peu éloignée
de sa terre pour la peindre — un peu trop
peut-être… Il n’empêche que son livre est un
beau livre, où est glorifiée cette union pro-
fonde, ce mariage de la terre avec l’homme
qu’est l’existence paysanne, cette préfigura-
tion de la mort qui est la vérité de la vie.

François MAURIAC,
de l’Académie française.


Date:
© les héritiers de François Mauriac (pour le texte des articles) et les auteurs (pour les notes)