Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Bâtons rompus

Mercredi 13 octobre 1937
Le Figaro

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CHRONIQUE

BATONS ROMPUS[1][1] La forme dialoguée de cet article permet à Mauriac d’évoquer plusieurs sujets « à bâtons rompus » . C’est un procédé stylistique dont il se sert assez régulièrement dans son journalisme, surtout à l’époque du Bloc-notes. Il s’agit presque toujours d’un dialogue fictif. Ici, il traduit une tension fondamentale chez Mauriac entre l’impératif de s’engager sur le plan politique et la tentation de fuir ce type d’engagement en se retirant à la campagne.

Par FRANÇOIS MAURIAC
de l’Académie française.

« Que pensez-vous des récentes
adhésions épiscopales[2][2] Mauriac renvoie à un article paru la semaine précédente : « Des lettres du cardinal Verdier et de l’archevêque de Westminster en réponse à la lettre collective des prélats espagnols » , Le Figaro, 7 octobre 1937, p. 4. On y lit notamment sous la plume du cardinal français : « N’est-il pas de toute évidence que la lutte titanesque qui ensanglante le sol de la catholique Espagne est en réalité la lutte entre la civilisation chrétienne et la prétendue civilisation de l’athéisme soviétique ? Et c’est ce qui donne à cette guerre une grandeur incomparable et donne à votre attitude un caractère émouvant. Si l’Espagne offre aujourd'hui l’exemple d’un sacrifice unique dans l’histoire, c’est que les ennemis de Dieu l’avaient choisie pour être la première étape de leur œuvre de destruction. » au Manifeste
des prélats espagnols[3][3] Ce « Manifeste » est la Carta colectiva de los obispos españoles, Gráficas Bescansa, 1937. Bien que ce document fût publié le 1er juillet en Espagne, il fallut attendre quelques semaines avant d’en trouver des échos dans la presse française. Il fut brièvement mentionné dans Le Figaro du 6 août 1937 ( « En faveur des nationalistes, l’épiscopat espagnol adresse une lettre aux évêques du monde entier » , p. 3) avant d’être cité plus longuement dans le numéro du 22 août sous le titre : « La Lettre collective des évêques espagnols aux évêques du monde entier : « Priez pour que s’éteignent les haines… » » , p. 4). La hiérarchie ecclésiastique espagnole y annonce clairement sa prise de position : « Pour le moment, il n’y a pour l’Espagne aucun autre espoir de reconquérir la justice et la paix, et les biens qui en découlent, que le triomphe du mouvement national. » ? »

« Je vous en conjure, parlons
d’autre chose. »

« — Le jour même où elles furent
publiées, avez-vous lu, dans la
presse, les deux petites phrases,
extraites d’un article du Duce[4][4] « L’Europe et le fascisme » , un article de Mussolini publié le 6 octobre dans le Popolo d’Italia. Voir Madeleine-R. Anglès, « Après le discours de Chicago : L’attitude prêtée aux États-Unis modifiera-t-elle le sens de la réponse italienne aux propositions franco-britanniques ? » , Le Figaro, 7 octobre 1937, p. 3). ? »

« — Oui, celle qu’a relevée notre
Guermantes[5][5] Pseudonyme de Gérard Bauër (1888-1967) qui publiait un billet quotidien à la première page du Figaro depuis juillet 1934 (sous le titre « Les Jours se suivent » à partir du 1er août de cette même année). à propos du bombar-
dement des villes ouvertes ? « Les
cris des femmelettes et les sermons
d’archevêque me font rire ou me
donnent la nausée[6][6] Mussolini se réfère aux bombardements de villes ouvertes dans le contexte de la guerre que le Japon livre à la Chine depuis le mois de juillet. Le Duce dit comprendre pleinement « l’élan vital » japonais et le trouver justifié : « Les cris de femmelettes et les sermons d’archevêque nous font rire ou nous donnent la nausée » (cité par Guermantes, « L’Héritage » , Le Figaro, 8 octobre 1937, p. 1).… » »

— Et l’autre surtout, la plus
féroce : « Certains catholiques
avec lesquels nous réglerons nos
comptes, à notre manière[7][7] Cette citation ne figure pas dans Le Figaro du 7 octobre, mais on la trouve dans un article paru le même jour dans Ouest-Éclair : « Tous ceux qui représentent en ce moment la réaction : capitalistes, démocrates, parlementaires, bolchevistes, communistes et aussi certains catholiques avec lesquels un jour ou l’autre nous règlerons nos comptes à notre manière, sont contre nous ; contre nous, qui représentons le vingtième siècle tandis qu’eux-mêmes représentent le dix-neuvième. » Voir « M. Mussolini déclare juste « l’élan vital » du Japon… et développe ses prétentions : « L’Europe de demain sera fasciste » » , Ouest-Éclair, 7 octobre 1937, p. 1).… »

« — Plus un mot là-dessus. Deman-
dez-moi des nouvelles de mes ven-
danges. »

« — Un mot encore : comment
trouvez-vous ce claquement formi-
dable de mâchoires, à l’heure mê-
me où berger et troupeau s’avan-
cent en procession vers le seigneur
Loup[8][8] Ces images rappellent les termes employés par le Christ dans son discours sur le bon Pasteur, mais la situation envisagée par Mauriac est fort différente de l’idéal décrit dans l’évangile où le bon pasteur donne sa vie pour protéger ses brebis du loup (Jn, 10, 11-12). Il est évident que, pour Mauriac, la hiérarchie catholique fait fausse route en se rangeant du côté d’un Franco proche des dictatures nazie et fasciste. ? »

« — La vendange n’abonde guère,
mais nous ferons du degré : ce se-
ra une grande année. »

« — Le miracle de la presse, et qui
nous oblige à lui pardonner tous
ses crimes, ce sont, dans la même
feuille, ces recoupements de textes,
ces rencontres fulgurantes… n’est-ce
pas votre avis ? »

« — Mon avis est que j’ai quitté la
campagne trop tôt cette année et
que je me sens volé d’un automne. »

« — Autrefois, la campagne vous
était moins nécessaire, il me semble ? »

« — Je vais vous dire un secret : en
dehors de Dieu, la nature seule ne
trahit pas. Ce qu’elle a promis, elle
le tient. Je ne me souviens pas
d’avoir passé à la campagne tout
un hiver, mais je sais qu’il existe
des jours, en décembre, d’un calme
et d’une transparence que mainte-
nant je serais digne de goûter. La
nature ne trompe pas : je connais
l’endroit du ciel d’hiver d’où cha-
que nuit surgit le chasseur Orion.
Le printemps s’annonce de très
loin par des signes qui emplissent
le cœur d’espérance. Tous les oi-
seaux reviennent qui doivent reve-
nir. Depuis que le monde est mon-
de, il n’est jamais arrivé qu’aucu-
ne primevère n’ait fleuri, que le
coucou n’ait pas chanté. »

« — Vous faites exprès de m’en-
traîner loin de mon propos. Répon-

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dez à une seule question et je vous
tiendrai quitte du reste. Autant que
le général Franco, ses Requetes[9][9] Lors de la Première Guerre Carliste (1833-46), les Requetés étaient des miliciens carlistes. Le nom fut repris pour désigner une milice franquiste pendant la guerre civile d’Espagne.,
ses Phalangistes[10][10] Membres de Falange Española, une organisation nationaliste proche du fascisme, fondée en octobre 1933. et ses Maures[11][11] Surnom donné aux troupes de Franco appartenant aux Forces régulières indigènes ( « los Regulares » en espagnol). Ils furent recrutés au protectorat espagnol du Maroc. mé-
ritent d’être bénis (et je m’en rap-
porte sur ce point à l’autorité épis-
copale), en faut-il étendre le béné-
fice spirituel aux divisions italien-
nes débarquées sans déclaration de
guerre, aux escadrilles allemandes,
à ces excellents « Savoia[12][12] Le Savoia-Marchetti SM.81 Pipistrello était un avion militaire dont l’Italie mussolinienne se servit pour la première fois lors de la campagne d’Abyssinie en 1935-36. Il fut également utilisé durant la guerre d’Espagne suivant l’intervention de l’Aviazione legionaria (unité de la Regia aeronautica italiana) en faveur des forces nationalistes espagnoles et aux côtés des avions de la Légion Condor de l’Allemagne nazie. » que di-
rige, assure-t-on, un enfant Musso-
lini[13][13] Allusion probable à Gian Galeazzo Ciano (1903-1944), beau-fils de Mussolini depuis son mariage avec Edda, la fille aînée du Duce, en janvier 1930. Ayant piloté des bombardiers lors de l’invasion d’Abyssinie, il fut nommé ministre des Affaires étrangères en juin 1936. et qui viennent d’inaugurer leur
mission en lâchant sur Valence des
bombes de trois cents kilos ? ( « Tu
te rends compte ? » ) Un témoin
oculaire m’a décrit l’état des légè-
res maisons espagnoles après cette
pluie… Je ne vous parle pas des
gens… »

« — Non, non, ne me parlez pas
des gens. Ne me parlez de personne.
Je vais dire n’importe quoi pour
vous empêcher de parler. L’odeur
du crépuscule d’octobre sur les trot-
toirs m’enivrait quand j’avais vingt
ans. Toute l’année gonflée d’un
bonheur sans nom s’étendait devant
ma jeune convoitise. La lumière
des vitrines embrasait les livres
nouveaux. Les dessertes des restau-
rants étaient chargées de beaux
fruits intacts. Des visages naissaient
de la brume avec une grâce incon-
nue. Mille promesses de fortune et
de gloire m’escortaient quand je
traversais la Concorde, dans le par-
fum de ces nuits déjà froides, et
que je me hâtais vers mon logis
d’étudiant. Vous l’avouerai-je ?
Après tant d’années, tout n’est peut-
être pas éteint de ce beau feu de la
rentrée… Que la brume d’octobre
est douce encore à respirer ! Mais
il y a simplement ceci : nous n’a-
vons plus le droit d’être heureux[14][14] Ce paragraphe rappelle l’atmosphère des premiers recueils poétiques de Mauriac. Citons, à titre d’exemple, quelques vers d’un poème intitulé « En ces jours de vacances tristes… » publié dans Les Mains jointes (1909) :
« Je reconnais l’odeur et le jour de ces rues,
Dans les temps de congé si souvent parcourues,

Les vitrines où ma figure s’est collée,
Et ce trottoir que j’ai remonté si souvent
Avec un ami mort dans sa vingtième année. » (OC, VI, 373–74).
. »

« — Je vous entends… c’est vous
qui me ramenez au sujet défendu… »

« — Que les morts reposent en
paix ! »

« — De ceux qui furent égorgés ou
exécutés par les foules furieuses et
par les chefs du Frente Popular[15][15] Le Front populaire (Frente Popular en espagnol) fut une coalition de gauche qui remporta les élections du 16 février 1936. Ce fut contre ce nouveau gouvernement que Franco et d’autres généraux se révoltèrent en juillet 1936. Stanley G. Payne estime à quelque 7 000 le nombre de prêtres tués (sans parler des catholiques laïques) au cours des premiers mois de la guerre civile (voir son livre Franco and Hitler: Spain, Germany, and World War II, Yale University Press, 2008, p. 13)., ou
de ces victimes de bombardements
médités et accomplis à froid, sans
plaisir ni haine, par des étrangers
en service commandé, lesquels,
croyez-vous, éveillent le plus de
pitié dans le cœur de Dieu ? »

« — Qui le sait ? Les saints peut-
être le savent… »

« — Ah ! si une voix s’élevait tout
à coup, une voix, une seule voix… »

« — Les saints ne parlent plus. »

François Mauriac,
de l’Académie française.


Date:
© les héritiers de François Mauriac (pour le texte des articles) et les auteurs (pour les notes)