Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Avant l’oubli

Vendredi 5 novembre 1937
Gringoire

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LES LETTRES

AVANT L’OUBLI

[1][1] Deux manuscrits existent et un tapuscrit. Le premier (ms1) de trois pages est une rédaction de la première moitié de l’article ; le deuxième de cinq pages (ms2) est complet sauf le dernier paragraphe qui manque. Il porte aussi quelques modifications mineures.
par François MAURIAC, de l’Académie française.

LE second volume des mémoires si vifs
et si divertissants que M. Henri Lave-
dan[2][2] Henri Lavedan (1859-1940), chroniqueur, dramatiste et romancier, élu à l’Académie française en 1898. Avant l’oubli (4 volumes, Plon, 1938) reprend ses chroniques depuis 1933 dans lesquelles il adopte un ton souvent moraliste., avec une modestie un peu co-
quette, (a) [Note: (a) « Le second volume des mémoires que M. H. Lavedan avec une modestie un peu coquette intitule » ms1. add.] intitule Avant l’oubli, nous incite à
poser le problème des époques littéraires :
où commence et où finit une époque litté-
raire ? (b) [Note: (b) « on commence, on finit une génération/ une époque littéraire [?] » ms1. « époque » et « génération » biffées.] (c) [Note: (c) « La coupure est presque toujours marquée assez arbitrairement par les chroniqueurs. Les mémoires d’Henri Lavedan illustrent cette vérité ne donnent rien [?] Elle ne coïncide pas avec » ms1.] De même que le siècle de Louis XIV
se clôt bien avant la mort du grand roi, les
souvenirs (d) [Note: (d) « mémoires » biffé ; « pensées » ms1. add.] d’Henri Lavedan nous montrent
assez que la période qu’il illustra ne corres-
pond pas exactement à une période politique.
Ils donnent raison à ce critique qui préten-
dait que le second Empire[7][7] Après le coup d’état des bonapartistes en décembre 1851 le Second Empire fut officiellement créé le 2 décembre 1852. Il se terminera le 4 septembre 1871. survécut à la
guerre de 70[8][8] La guerre franco-allemande ou franco-prussienne (1870-1871), fruit de la politique expansionniste de l’Allemagne. Après d’écrasantes défaites (surtout à Sedan en septembre 1870) un armistice fut signé le 28 janvier 1871. et qu’il a duré jusqu’aux pre-
mières années de ce siècle.

On a souvent cité le mot, sans doute apo-
cryphe, d’un familier des Tuileries regar-
dant la foule envahir le Château le 4 sep-
tembre : « C’est égal, nous nous serons bien
amusés[9][9] Construit en 1564, le palais des Tuileries devint la résidence de plusieurs rois et de Napoléon Ier et de Napoléon III. Il fut détruit par les communards qui y mirent le feu les 22 et 23 mai 1871. La source du mot « sans doute apocryphe » cité par Mauriac reste introuvable. ! » Au lendemain de la Commune[10][10] Émeute des Parisiens contre le gouvernement élu par l’Assemblée nationale à Versailles, la Commune de Paris (18 mars – 28 mai 1871) fut brutalement réprimée dans la semaine du 21 au 28 mai 1871.,
le même aimable homme aurait pu ajouter :
« Ce qu’on va recommencer à s’amuser ! » Et en effet, de 1872 à 1905 environ, le fa-
milier des Tuileries ou son fils en ont eu
encore pour un bout de temps, comme on dit,
à s’en fourrer jusque-là. (e) [Note: (e)ms1. Phrases illisibles et biffées.] L’importance de
l’enquête d’Agathon[12][12] En 1911 et 1912 Henri de Massis (1886-1970) et Alfred de Tarbe (1880-1925), sous le pseudonyme collectif d’Agathon, menaient une enquête assez polémique sur l’enseignement supérieur (L’Esprit de la nouvelle Sorbonne : la crise de la culture classique, la crise du français, Mercure de France, 1911) et sur la génération des jeunes (Les Jeunes Gens d’aujourd’hui : le goût de l’action, la foi patriotique, une renaissance catholique, le réalisme politique, Plon-Nourrit, 1913). fut de marquer (f) [Note: (f) « pour ainsi dire officiellement » ms1. add.] la li-
mite au delà de laquelle ce fut fini de rire. (g) [Note: (g) « Entre 1905 et 1910 une génération nouvelle… » ms1. add.]

Je ne voudrais point qu’on pût voir ici de
la malveillance (h) [Note: (h) « ou de dénigrement » ms2. add.] à l’adresse de la génération
dont M. Lavedan fut une des gloires. Ses
mémoires témoignent d’une faculté éton-
nante et même admirable pour accepter les
règles du jeu, pour feindre d’attacher de l’im-
portance aux menues conquêtes de la vie
parisienne. On y sent partout une gourman-
dise attentive à déguster, à savourer chaque
satisfaction d’amour-propre, à gober toute
douceur que Paris (ce qu’on appelle Paris)
réserve à ses vedettes — et non seulement
les faveurs éclatantes : fauteuil à l’Acadé-
mie, pièce reçue à la Comédie-Française,
mais de ces petites choses qui ont, paraît-il,
eu leur prix et qui, après tout, l’ont peut-
être encore, telles que l’accès dans un grand
cercle.

C’est le charme de ces mémoires que l’au-
teur ne se guinde pas, ne rougit pas de s’être,
tant amusé des hochets que la réussite met-

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tait à portée de sa main. J’ai fort goûté les
pages où il s’attendrit sans vergogne, pour
notre plaisir et pour le sien, sur les vieux
menus des soupers de centième. Il n’affecte
pas de n’en éprouver aucun regret. Il avoue
avec bonne grâce, avec gentillesse, qu’il vou-
drait bien y être encore. Je ne sais si je me
trompe en discernant chez M Henri Lave-
dan une sorte de coquetterie du manque de
sérieux dont nous ne sommes pas dupes,
mais qui a bien de l’élégance.

Frivolité trop étalée pour n’être pas vou-
lue. (i) [Note: (i) « Tout » ms1.] Au fond de lui-même, l’auteur du Vieux
Marcheur
et du Nouveau Jeu[17][17] Nouveau Jeu (Fayard et Kolb, 1892) était un roman dialogué mis en scène en 1898 ; Vieux Marcheur (Calmann Lévy et Flammarion, 1895) des pièces de théâtre mises en scène en 1899. (j) [Note: (j) « savait déjà sans doute que la vie est comme une partie qu’il faut toujours perdre » ms2. add.], né dans l’at-
mosphère grave et religieuse du Correspon-
dant
, et dont je crois que Mgr Dupanloup[19][19] Félix Dupanloup (1802-1878) était chanoine à Notre-Dame-de-Paris. Il fut nommé évêque d’Orléans en 1849. Le Correspondant, revue catholique fondée en mars 1829 cessa en 1831. Elle revint en 1843 et fut relancée de nouveau en 1855 comme une revue catholique, libérale et royaliste. Elle disparut en 1937 absorbée par Études.
tapota les joues innocentes, savait sans doute
que la vie telle que Paris la propose à ses
jeunes vainqueurs est une partie qu’il faut
toujours finir par perdre. Mais, en attendant
la fin, nous le sentons résolu à la considérer
comme une partie de plaisir. Il existe un
courage de la frivolité. On n’a pas besoin
de croire au jeu pour trouver qu’il est amu-
sant de gagner.

(k) [Note: (k) « La littérature leur apparaît d’abord comme un moyen de participer à la vie parisienne ; se confond avec l’esprit et le talent. » « d’être dans le train. Notre génération … exprès » . Ms1. add. Ms1 porte plusieurs phrases illisibles ou biffées.] Aux yeux d’un écrivain de cette race, l’œu-
vre n’est pas une fin en soi. Elle le porte (l) [Note: (l) « Elle porte l’auteur » ms2.]
dans le sens de ses ambitions qui tendent
toutes à l’agréable plus qu’elles ne visent au
grand. Né chrétien et français, c’est-à-dire
moraliste (et c’est là qu’il excelle), M. Henri
Lavedan ne perd jamais de vue que la litté-
rature est d’abord un moyen de participer
à la vie délicieuse de Paris et, d un mot :
d’être dans le train.

(m) [Note: (m)Beaucoup de phrases et de variantes biffées et/ou illisibles.] Notre génération est la première qui ait
délibérément manqué ce train-là, ce train
de plaisir, qui ait tenu à le manquer, qui
ait fait exprès de le manquer. (n) [Note: (n) « ce n’est pas qu’elle ait été dans son fond meilleure que celle des aînés. Les hommes se suivent et se ressemblent. » ms2. add.] Chez nos aînés, (o) [Note: (o) « notre génération » ms2. add./marg.]
des individus isolés restaient volontairement
sur le quai. Mais c’est notre génération pres-
que entière qui s’est détournée du Boulevard[25][25] Mauriac fait référence au théâtre du boulevard qu’il avait fréquenté dès son arrivée à Paris en 1907. De 1919 jusqu’en 1922 il tiendrait la chronique du théâtre dans La Revue hebdomadaire..
Non qu’au fond elle ait été meilleure : les
hommes se suivent et se ressemblent. (p) [Note: (p) « Notre gemissement [?] est déjà dans les Psaumes et après l’Eucharistie il n’y a rien à ajouter à Ecclésiaste » ms2. add.] Simple-
ment elle fut la première à approcher assez
l’abîme pour en sentir le vent sur sa face.
Six ou sept ans avant la guerre, nous étions

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avertis, nous savions que c’était fini de rire. (q) [Note: (q) « Les nouveaux venus demandions à leurs aînés de nous faire rire. Le dédain du “boulevard” n’était pas une forme de snobisme, ni de… » ms1. add. « leurs…nous » et « n’était…snobisme » biffé.]
Entre tous nos aînés, ceux qui auraient (r) [Note: (r) « eussent » ms2.] pu
nous fournir de recettes pour décrocher les
diverses timbales de la réussite retenaient
moins notre attention que ceux qui nous par-
laient de la menace qui pesait sur nous et
qui nous proposaient des disciplines, ou du
moins des attitudes, (s) [Note: (s) « ou du moins des attitudes » phrase ajoutée dans le ts.] Bourget, Barres. Maur-
ras, Péguy, Claudel, Gide, ont bénéficié de
notre inquiétude, de notre angoisse d’enfants
menacés.

Une certaine forme de réussite était ce qui
nous attirait le moins. Quel prestige avait
à nos yeux le plus petit signe, chez un aîné,
de détachement, de désintéressement, de pu-
reté ! Dans des ordres très différents, les
premiers numéros de L’Action Française,
ceux de la Nouvelle Revue Française[30][30] Les premiers numéros de L’Action française datent d’août 1899. Le premier volume de la Nouvelle Revue française parut en novembre 1908 et fut relancé en février 1909. Les Cahiers de la Quinzaine parurent en 1900, édités dans la librairie de Charles Péguy., les
premiers livres de Jammes, de Claudel, de
Gide, les Cahiers de Péguy (t) [Note: (t) « Péguy dans sa boutique » ms1 et ms2. add.] représentaient à
nos yeux la vraie gloire, la seule gloire ; les
maîtres du théâtre et de la chronique, et le
plus fameux de tous, Rostand[32][32] Dramaturge, Edmond Rostand (1868-1918), est connu surtout pour sa pièce Cyrano de Bergerac (Fasquelle, 1898). Il fut élu à l’Académie française en 1901. Le succès de Chantecler (texte publié dans L’Illustration) mis en scène à Paris en 1910, était très mitigé., n’avaient de
valeur pour nous qu’en tant qu’exemple à
ne pas suivre. Et bien sûr, nous manquions
de mesure, d’équité. Je me rappelle comme
je fus scandalisé, un jour que j’étais allé
voir Barrès au lendemain de Chantecler, de
l’admiration, ou plus exactement de l’espèce
d’envie gentille qu’il manifestait : « Ces
transatlantiques... c’est tout de même quel-
que chose ! » me disait-il, faisant allusion
aux Américains qui avaient, disait-on, frété
un bateau pour assister à la première de
Chantecler.

Il arrive parfois que les aînés subissent
l’influence de leurs cadets. Ce qu’il faut ad-
mirer dans les passionnants mémoires de
M. Henri Lavedan, c’est à quel point on l’y
sent étranger à nos goûts, à nos préférences,
indifférent à notre attitude devant la vie, en
un mot (u) [Note: (u) « en un mot » phrase ajoutée à la version imprimée.] fidèle à sa propre jeunesse. Je doute
qu’il attache beaucoup d’importance à ce
qui s’est passé hors de la sphère où il a
évolué avec une si constante réussite. Il est
vrai que son récit s’arrête un peu avant les
années où nous avons commencé d’émerger.

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Mais au ton même de ce récit, à la complai-
sance que l’on y sent à chaque page, il est
évident que ce qui comptait à ses yeux, il y
a trente-cinq ans, a toujours le même prix,
et qu’il n’a pas dû réviser son échelle des
valeurs. Je me trompe peut-être. Il se peut
qu’il connaisse au contraire fort bien tout
ce qui a été pensé et écrit, tout ce qui a été
passionnément admiré dans le monde qui
commence où le Boulevard finit et où (v) [Note: (v) « dans lequel » ms2. add.] d’ail-
leurs une partie de son œuvre a eu un du-
rable écho. Mais j’inclinerais à croire que
l’auteur célèbre du Prince d’Aurec et du
Marquis de Priola[35][35] Le Prince d’Aurec (Fayard et Flammarion, 1894) ; Le Marquis de Priola (Flammarion, 1902). s’en est tenu à son uni-
vers à lui, (w) [Note: (w) « et » ms2.] qui était brillant et peuplé des
gens les plus agréables et les plus spirituels
de l’Europe, en soupçonnant peut-être l’im-
portance de ce qui se passait dans d’autres
étoiles, mais fermement résolu à n’en tenir
aucun compte.

Et, après tout, c’est une science que d’être
heureux ! Il y a un art de donner du prix
à ce qui n’en à guère, mais sans être dupe,
que possédait éminemment l’auteur d’Avant
l’oubli
, et que nous avons perdu. Les roses
qu’a cueillies Henri Lavedan au long de
sa vie brillante et comblée ne se sont pas
fanées entre ses mains ; elles parfument en-
core les pages de ses charmants mémoires,
et on sent bien qu’elles enchantent et con-
solent sa vieillesse. (x) [Note: (x) « et on sent biel qu’elles enchantent et consolent sa vieillesse » phrase ajoutée à la version imprimée.] Nous autres, nous ne sav-
ons plus rien cueillir qui ne se flétrisse et
ne se réduise en poussière. Ce sont les évé-
nements sans doute, c’est l’air rendu irres-
pirable, l’impossibilité (y) [Note: (y) « c’est impossible » ms2. add.] de se détendre, c’est
l’état d’éveil où nous sommes tenus dans une
France plus menacée qu elle ne fut jamais,
à aucun moment de son histoire. Nous n’en
avons que plus d’agrément à ressusciter ces
époques heureuses et (z) [Note: (z) « aimables » ms2. add.] douces, menacées elles
aussi, bien sûr ! mais d’une façon moins pres-
sante, moins directe : ces époques où l’on
pouvait penser à autre chose qu’à la fin de
la civilisation et où ceux qui, comme Henri
Lavedan, avaient reçu mission de divertir
leurs contemporains, s’en acquittaient avec
tant de grâce, d’éclat et de bonheur.

François MAURIAC.
de l’Académie française.


Date:
© les héritiers de François Mauriac (pour le texte des articles) et les auteurs (pour les notes)