L’Auteur et son public

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François Mauriac L’Auteur et son public Temps présent 1 1938-12-16 Paris Temps présent

Vendredi 16 décembre 1938 Temps présent BILLET L’Auteur et son publicArticle non repris. par François MAURIAC.

Il existe entre l’auteur et le public des malentendus auxquels il finit par se résigner, parce que le temps lui a appris qu’ils sont inarrangeablesL’ensemble du billet reprend les critiques qui ont été adressées à Mauriac par les milieux catholiques ou littéraires de l’époque (Gide, par exemple). Mauriac y oppose des arguments proches de ceux qu’il a déjà eu l’occasion de développer notamment dans ses essais sur Le Roman (1928) ou Le Romancier et ses personnages (1933).. Même ceux qui aiment mes livres m’ont toujours parlé de mes monstres : je suis un spécialiste en personnages monstrueux. Or il n’est presque aucun de mes romans qui ne soit fait pour prouver qu’il n’existe pas de monstres et que celui dont je raconte l’histoire n’en est pas unCf. l’épigraphe baudelairienne de Thérèse Desqueyroux (Grasset, 1927) : Seigneur, ayez pitié, ayez pitié des fous et des folles ! O Créateur ! peut-il exister des monstres aux yeux de Celui-là seul qui sait pourquoi ils existent, comment ils se sont faits, et comment ils auraient pu ne pas se faire (ORTC, II, 15)..

Il n’empêche, me direz-vous, que Thérèse DesqueyrouxPersonnage que l’on trouve non seulement dans le roman qui porte son nom, mais dans La Fin de la nuit (Grasset, 1935), ainsi que dans deux nouvelles : Thérèse chez le docteur, publiée dans Candide, le 12 janvier 1933 et Thérèse à l’hôtel, publiée dans Candide, le 31 août 1933. Ces nouvelles furent reprises dans Plongées (Grasset, 1938). vous aurait fait horreur si vous l’aviez rencontrée dans la vie… Peut-être ; mais c’est parce que je ne l’aurais pas connue du dedans : nous regardons les personnages inventés comme Dieu nous regarde, nous les voyons comme il nous voit. Le fond du fond de leur cœur nous est livré, et c’est pourquoi nous les aimons et nous leur pardonnons comme Dieu nous aime et nous pardonneCette conception mauriacienne du rapport entre le romancier et ses personnages ferait bientôt l’objet de la fameuse critique de Jean-Paul Sartre, M. François Mauriac et la liberté, La Nouvelle Revue française, 52 (janvier-juin 1939), p. 212–232..

Autre malentendu : je passe pour un auteur pessimiste. A l’époque où les éditeurs faisaient des collections, on me chargeait toujours de la maladie, de la mort… Or le pessimisme authentique consiste à croire que la vie n’a ni direction, ni but, qu’elle n’a pas de sens : ce qui est le fait d’un grand nombre d’auteurs réputés gais. Une œuvre qui sous-entend la rémission des péchés, la résurrection des corps et la vie éternelle me paraît être une des très rares œuvres joyeuses de notre temps.

Enfin on croit dans certains milieux que j’use d’épices pour attirer le lecteur. Or j’aurai passé ma vie à effacer, à raturer, par peur du scandale ; à éviter certaines descriptions et, ce qui est plus grave, à tourner court devant certains aboutissements de mes récits. Des sacrifices que j’ai faits dans cet ordre, je ne me vante pas ni ne demande qu’on me tienne compte. Sans doute même de bonnes âmes en concluront qu’il faut que je sois bien pervers pour que même revu et corrigé, je reste encore si scandaleuxCf. l’étude de Jean Touzot, Quand Mauriac était scandaleux…, Œuvres et critiques, 2.1 (printemps 1977), p. 133–144.… et je leur laisse le dernier mot.