Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

L’Auteur et son public

Vendredi 16 décembre 1938
Temps présent

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BILLET

L’Auteur et son public[1][1] Article non repris.

par François MAURIAC.

Il existe entre l’auteur et le pu-
blic des malentendus auxquels il
finit par se résigner, parce que le
temps lui a appris qu’ils sont inar-
rangeables[2][2] L’ensemble du billet reprend les critiques qui ont été adressées à Mauriac par les milieux catholiques ou littéraires de l’époque (Gide, par exemple). Mauriac y oppose des arguments proches de ceux qu’il a déjà eu l’occasion de développer notamment dans ses essais sur Le Roman (1928) ou Le Romancier et ses personnages (1933).. Même ceux qui aiment
mes livres m’ont toujours parlé de
mes « monstres » : je suis un spé-
cialiste en personnages mons-
trueux. Or il n’est presque aucun
de mes romans qui ne soit fait
pour prouver qu’il n’existe pas de
monstres et que celui dont je ra-
conte l’histoire n’en est pas un[3][3] Cf. l’épigraphe baudelairienne de Thérèse Desqueyroux (Grasset, 1927) : « Seigneur, ayez pitié, ayez pitié des fous et des folles ! O Créateur ! peut-il exister des monstres aux yeux de Celui-là seul qui sait pourquoi ils existent, comment ils se sont faits, et comment ils auraient pu ne pas se faire… » (ORTC, II, 15)..

Il n’empêche, me direz-vous,
que Thérèse Desqueyroux[4][4] Personnage que l’on trouve non seulement dans le roman qui porte son nom, mais dans La Fin de la nuit (Grasset, 1935), ainsi que dans deux nouvelles : « Thérèse chez le docteur » , publiée dans Candide, le 12 janvier 1933 et « Thérèse à l’hôtel » , publiée dans Candide, le 31 août 1933. Ces nouvelles furent reprises dans Plongées (Grasset, 1938). vous
aurait fait horreur si vous l’aviez
rencontrée dans la vie… Peut-
être ; mais c’est parce que je ne
l’aurais pas connue du dedans :
nous regardons les personnages in-
ventés comme Dieu nous regarde,
nous les voyons comme il nous
voit. Le fond du fond de leur
cœur nous est livré, et c’est pour-
quoi nous les aimons et nous leur
pardonnons comme Dieu nous
aime et nous pardonne[5][5] Cette conception mauriacienne du rapport entre le romancier et ses personnages ferait bientôt l’objet de la fameuse critique de Jean-Paul Sartre, « M. François Mauriac et la liberté » , La Nouvelle Revue française, 52 (janvier-juin 1939), p. 212–232..

Autre malentendu : je passe
pour un auteur pessimiste. A l’épo-

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que où les éditeurs faisaient des
collections, on me chargeait tou-
jours de la maladie, de la mort…
Or le pessimisme authentique
consiste à croire que la vie n’a ni
direction, ni but, qu’elle n’a pas
de sens : ce qui est le fait d’un
grand nombre d’auteurs réputés
gais. Une œuvre qui sous-entend la
rémission des péchés, la résurrec-
tion des corps et la vie éternelle
me paraît être une des très rares
œuvres joyeuses de notre temps.

Enfin on croit dans certains mi-
lieux que j’use d’épices pour atti-
rer le lecteur. Or j’aurai passé ma
vie à effacer, à raturer, par peur
du scandale ; à éviter certaines
descriptions et, ce qui est plus gra-
ve, à tourner court devant cer-
tains aboutissements de mes ré-
cits. Des sacrifices que j’ai faits
dans cet ordre, je ne me vante pas
ni ne demande qu’on me tienne
compte. Sans doute même de bon-
nes âmes en concluront qu’il faut
que je sois bien pervers pour que
même revu et corrigé, je reste
encore si scandaleux[6][6] Cf. l’étude de Jean Touzot, « Quand Mauriac était scandaleux… » , Œuvres et critiques, 2.1 (printemps 1977), p. 133–144.… et je leur
laisse le dernier mot.



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