L’Art et le peuple

Publication information

François Mauriac L’art et le peuple Le Figaro littéraire 5 1937-05-15 Paris Le Figaro

Facsimile available online from BnF Gallica

Samedi 15 mai 1937 Le Figaro littéraire L’art et le peuple Par FRANÇOIS MAURIAC, de l’Académie française

TRES peu d’auteurs savent écrire pour les enfants parce que la plupart se font de l’enfance une idée absurde. De même pour le peuple : dans une démocratie, ses adorateurs le traitent comme une espèce de dieu puéril et qui, croient-ils, ne comprend rien à rien. Alors ils brossent à son usage des tableaux grossièrement enluminés et qui flattent ses passions, — les passions qu’on lui prête et qui justement sont celles qu’il laisse au vestiaire, à peine a-t-il franchi le seuil du théâtre.

Au théâtre, le peuple n’existe pas, ou bien nous sommes tous du peupleMauriac change subtilement de sujet, passant du peuple tel qu’un écrivain ou dramaturge le représente au public pour lequel il écrit. Plus loin dans l’article il décrit ce public, qui incorpore toutes les classes et professions. Une salle de théâtre, pour un Mauriac qui, avec Asmodée, commencée pendant l’été de 1936 et présentée à la Comédie Française en novembre 1937, ouvrait une nouvelle dimension de sa carrière d’écrivain, est donc un lieu de réconciliation, d’autant plus précieux en un moment où la France paraissait si divisée. Le thème du conflit entre le monde politique et le refuge qu’offre l’art est un des grands thèmes du journalisme mauriacien tout au long de cette année 1937.. Dans une salle, Shakespeare, Corneille, Racine, Molière, Musset créent une brève égalité entre les êtres, celle du rire et des larmes. Les larmes et le rire ne sont le privilège d’aucune classe. L’unique différence est que le peuple y cède plus vite que les beaux esprits et qu’il ne se barricade pas comme eux d’opinions reçues du dehors.

Quand j’avais dix-huit ans, au Grand Théâtre de BordeauxŒuvre de l’architecte Victor Louis (1731-1800), le Grand Théâtre de Bordeaux fut inauguré le 17 avril 1780. Un des grands monuments et sites culturels de la ville de Bordeaux, décrit par Mauriac à partir de ses premiers essais, sa façade néo-classique est dotée de douze colonnes corinthiennes qui soutiennent un entablement de douze statues (des neuf muses et les déesses Junon, Vénus et Minerve). L’intérieur fut restauré en 1991, mais l’édifice même reste la plus ancienne maison d’opéra d’Europe à ne pas avoir eu besoin de reconstruction., les trépignements et les ovations que la TraviataOpéra en trois actes de Giuseppe Verdi (1813-1901), inspiré de La Dame aux Camélias (Dumas fils, 1848), et dont la première eut lieu à La Fenice (Venise) le 6 mars 1853. Les évaluations faites par Mauriac à différentes époques semblent typiques du sort de l’œuvre elle-même : d’abord assez mal appréciée, elle est de nos jours un des opéras les plus aimés du répertoire classique (troisième, selon le classement d’Opera America, après Madame Butterfly et La Bohème). déchaînait au paradis, me faisaient sourire et hausser les épaules. Je juge aujourd’hui que j’étais un nigaud et que le poulailler ne se trompait pas en cédant à cette musique ravissante.

Je me méfie d’un spectacle inaccessible au peuple qui, au théâtre, est toujours de plain-pied avec le chef-d’œuvre. Et même pour ce qui touche aux livres… Je ne jurerais pas qu’un écrivain ait beaucoup plus de lecteurs avertis dans la bourgeoisie que dans les autres classes. Nos lectrices du monde ne sont pas si nombreuses que nous nous en flattons ou qu’elles veulent bien nous le faire croire. Un auteur qui débitait récemment ses livres dans une vente de charité s’amusait à observer le regard tôt détourné de certaines dames qui passaient vite devant ses bouquins : exactement l’œil méfiant et vexé du chien auquel en offre une mandarine. Il suffit de publier un livre qui pour une raison extra-littéraire dépasse le cercle des soixante mille lecteursA titre d’exemple, Le Nœud de vipères (1932), le plus grand succès de librairie réalisé par Mauriac jusqu’à cette date, fut tiré à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires en quelques mois (Jean-Luc Barré, François Mauriac, biographie intime, Fayard, 2009, p. 460). accoutumés à lire les romanciers à la mode (comme on dit quand on veut nous vexer) : nous nous rendons compte alors du nombre de gens qui ne sont pas des illettrés et pour lesquels le libraire n’existe pas. Ainsi ai-je reçu plusieurs lettres fort correctes qui me demandaient l’envoi de ma Vie de JésusCette indication de l’appréciation publique accordée à La Vie de Jésus est bien chronométrée. Le 31 mai 1937, seize jours après la publication de cet article, le Saint-Office annonça avoir reçu des plaintes au sujet de ce livre (paru en 1936), portant surtout sur des aspects jugés trop humains du portrait du Christ brossé par Mauriac (voir Jean Lacouture, François Mauriac, Éditions du Seuil, 1980, p. 310). contre remboursement : l’idée n’était même pas venue à mes correspondants de franchir le seuil d’une librairie. Sans doute n’y étaient-ils jamais entrés de leur vie.

Qu’elle est restreinte, la cité invisible où se retrouvent ceux qui s’intéressent à leur propre cœur et qui en cherchent le reflet dans nos livres ! C’est pour ce peuple-là que nous travaillons, un peuple d’étudiants, de bourgeoises, d’instituteurs, de curés, de chauffeurs de taxis, de duchesses : un peuple où chacun, bien loin d’attendre de nous que nous lui décrivions les gens de sa classe, s’intéresse d’autant plus à nos créatures qu’il n’a pas l’occasion de les rencontrer dans sa vie quotidienne, et sans doute il exige d’abord de se retrouver dans nos ouvrages, mais aussi ceux qui ne lui ressemblent pas.

Pour en revenir au théâtre, chez un peuple qui ne serait pas instruit comme est le nôtre dans l’horreur de son passé, dans le mépris de son histoire et de sa religion, qui ne serait pas dès l’enfance dressé à la haine des privilèges hérités ou acquis, cette communion par le théâtre s’obtiendrait aussi aisément que chez les Grecs, et que dans toute civilisation où ce qui relie les citoyens entre eux n’a pas été furieusement combattu et pourchassé. Au sein d’une vieille démocratie, il ne reste plus, pour créer cet accord d’une salle entière, que la simple vérité humaine éprouvée en même temps des fauteuils au paradis : ce fond inaltérable sur lequel la pire politique ne mord pas. Ainsi s’éclaire, dans une société où tant d’autres valeurs déclinent, la jeunesse miraculeuse des grands classiques : ils bénéficient de l’écroulement de tout le reste.

Nous connaissons maintenant les valeurs sûres, celles qui ne bougeront plus. Le peuple les connaît aussi et n’a que faire de fabricants officiels : il y a beau temps qu’il a son théâtre, qui est le mien, le vôtre, le théâtre français, la comédie française, la tragédie éternelle, notre théâtre à tous, celui où nous sommes joués au naturel, où en dépit des barrières de classe et de parti, chacun de nous reconnaît dans tous les autres des semblables, des frèresCf. mon semblable, - mon frère ! (Baudelaire, Au lecteur, Les Fleurs du Mal, 1857 ; http://fr.wikisource.org/wiki/Au_lecteur_%28Les_Fleurs_du_mal%29_%281857%29). A la différence du grand poète, Mauriac fait grâce à son lecteur ou spectateur imaginé des épithètes de monstre délicat ou hypocrite..

François Mauriac, de l’Académie françaiseJuste en dessous dans un article signé Ch. Rabette et intitulé Ce que lisent les jeunes filles : des goûts et des auteurs… on lit ceci : Une étudiante (Anglais) Mon auteur préféré est Mauriac, parce qu’il a eu le courage de prendre la nature humaine telle qu’elle est en réalité et bien qu’on ne veuille pas le savoir de plus il a montré comment la foi pouvait la régénérer peu à peu.