TRES peu d’auteurs savent écrire pour
les enfants parce que la plupart se font
de l’enfance une idée absurde. De même
pour le peuple : dans une démocratie,
ses adorateurs le traitent comme une es-
pèce
de dieu puéril et qui, croient-ils, ne
comprend rien à rien. Alors ils brossent
à son usage des tableaux grossièrement
enluminés et qui flattent ses passions, —
les passions qu’on lui prête et qui juste-
ment
sont celles qu’il laisse au vestiaire,
à peine a-t-il franchi le seuil du théâtre.
Au théâtre, le peuple n’existe pas, ou
bien nous sommes tous du peuple[1][1] Mauriac change subtilement de sujet, passant du « peuple » tel qu’un écrivain ou dramaturge le représente au public pour lequel il écrit. Plus loin dans l’article il décrit ce public, qui incorpore toutes les classes et professions. Une salle de théâtre, pour un Mauriac qui, avec Asmodée, commencée pendant l’été de 1936 et présentée à la Comédie Française en novembre 1937, ouvrait une nouvelle dimension de sa carrière d’écrivain, est donc un lieu de réconciliation, d’autant plus précieux en un moment où la France paraissait si divisée. Le thème du conflit entre le monde politique et le refuge qu’offre l’art est un des grands thèmes du journalisme mauriacien tout au long de cette année 1937.. Dans
une salle, Shakespeare, Corneille, Racine,
Molière, Musset créent une brève éga-
lité
entre les êtres, celle du rire et des
larmes. Les larmes et le rire ne sont le
privilège d’aucune classe. L’unique dif-
férence
est que le peuple y cède plus
vite que les beaux esprits et qu’il ne se
barricade pas comme eux d’opinions re-
çues
du dehors.
Quand j’avais dix-huit ans, au Grand
Théâtre de Bordeaux[2][2] Œuvre de l’architecte Victor Louis (1731-1800), le Grand Théâtre de Bordeaux fut inauguré le 17 avril 1780. Un des grands monuments et sites culturels de la ville de Bordeaux, décrit par Mauriac à partir de ses premiers essais, sa façade néo-classique est dotée de douze colonnes corinthiennes qui soutiennent un entablement de douze statues (des neuf muses et les déesses Junon, Vénus et Minerve). L’intérieur fut restauré en 1991, mais l’édifice même reste la plus ancienne maison d’opéra d’Europe à ne pas avoir eu besoin de reconstruction., les trépignements
et les ovations que la Traviata[3][3] Opéra en trois actes de Giuseppe Verdi (1813-1901), inspiré de La Dame aux Camélias (Dumas fils, 1848), et dont la première eut lieu à La Fenice (Venise) le 6 mars 1853. Les évaluations faites par Mauriac à différentes époques semblent typiques du sort de l’œuvre elle-même : d’abord assez mal appréciée, elle est de nos jours un des opéras les plus aimés du répertoire classique (troisième, selon le classement d’Opera America, après Madame Butterfly et La Bohème). déchaî-
nait
au paradis, me faisaient sourire et
hausser les épaules. Je juge aujourd’hui
que j’étais un nigaud et que le poulailler
ne se trompait pas en cédant à cette mu-
sique
ravissante.
Je me méfie d’un spectacle inacces-
sible
au peuple qui, au théâtre, est tou-
jours
de plain-pied avec le chef-d’œuvre.
Et même pour ce qui touche aux livres…
Je ne jurerais pas qu’un écrivain ait beau-
coup
plus de lecteurs avertis dans la
bourgeoisie que dans les autres classes.
Nos lectrices du monde ne sont pas si
nombreuses que nous nous en flattons
ou qu’elles veulent bien nous le faire
croire. Un auteur qui débitait récem-
ment
ses livres dans une vente de charité
s’amusait à observer le regard tôt dé-
tourné
de certaines dames qui passaient
vite devant ses bouquins : exactement
l’œil méfiant et vexé du chien auquel
en offre une mandarine. Il suffit de pu-
blier
un livre qui pour une raison extra-
littéraire
dépasse le cercle des soixante
mille lecteurs[4][4] A titre d’exemple, Le Nœud de vipères (1932), le plus grand succès de librairie réalisé par Mauriac jusqu’à cette date, fut tiré à « plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires en quelques mois » (Jean-Luc Barré, François Mauriac, biographie intime, Fayard, 2009, p. 460). accoutumés à lire les « ro-
manciers
à la mode » (comme on dit
quand on veut nous vexer) : nous nous
rendons compte alors du nombre de
gens qui ne sont pas des illettrés et pour
lesquels le libraire n’existe pas. Ainsi ai-
je
reçu plusieurs lettres fort correctes
qui me demandaient l’envoi de ma Vie
--- nouvelle colonne ---
de Jésus[5][5] Cette indication de l’appréciation publique accordée à La Vie de Jésus est bien chronométrée. Le 31 mai 1937, seize jours après la publication de cet article, le Saint-Office annonça avoir reçu des plaintes au sujet de ce livre (paru en 1936), portant surtout sur des aspects jugés trop humains du portrait du Christ brossé par Mauriac (voir Jean Lacouture, François Mauriac, Éditions du Seuil, 1980, p. 310). contre remboursement : l’idée
n’était même pas venue à mes correspon-
dants
de franchir le seuil d’une librairie.
Sans doute n’y étaient-ils jamais entrés
de leur vie.
Qu’elle est restreinte, la cité invisible
où se retrouvent ceux qui s’intéressent à
leur propre cœur et qui en cherchent le
reflet dans nos livres ! C’est pour ce
peuple-là que nous travaillons, un peu-
ple
d’étudiants, de bourgeoises, d’insti-
tuteurs,
de curés, de chauffeurs de taxis,
de duchesses : un peuple où chacun, bien
loin d’attendre de nous que nous lui dé-
crivions
les gens de sa classe, s’intéresse
d’autant plus à nos créatures qu’il n’a
pas l’occasion de les rencontrer dans sa
vie quotidienne, et sans doute il exige
d’abord de se retrouver dans nos ou-
vrages,
mais aussi ceux qui ne lui res-
semblent
pas.
Pour en revenir au théâtre, chez un
peuple qui ne serait pas instruit comme
est le nôtre dans l’horreur de son passé,
dans le mépris de son histoire et de sa
religion, qui ne serait pas dès l’enfance
dressé à la haine des privilèges hérités
ou acquis, cette communion par le théâ-
tre
s’obtiendrait aussi aisément que chez
les Grecs, et que dans toute civilisation
où ce qui relie les citoyens entre eux n’a
pas été furieusement combattu et pour-
chassé.
Au sein d’une vieille démocratie,
il ne reste plus, pour créer cet accord
d’une salle entière, que la simple vérité
humaine éprouvée en même temps des
fauteuils au paradis : ce fond inalté-
rable
sur lequel la pire politique ne
mord pas. Ainsi s’éclaire, dans une so-
ciété
où tant d’autres valeurs déclinent,
la jeunesse miraculeuse des grands clas-
siques :
ils bénéficient de l’écroulement
de tout le reste.
Nous connaissons maintenant les va-
leurs
sûres, celles qui ne bougeront plus.
Le peuple les connaît aussi et n’a que
faire de fabricants officiels : il y a beau
temps qu’il a son théâtre, qui est le mien,
le vôtre, le théâtre français, la comédie
française, la tragédie éternelle, notre
théâtre à tous, celui où nous sommes
joués au naturel, où en dépit des bar-
rières
de classe et de parti, chacun de
nous reconnaît dans tous les autres des
semblables, des frères[6][6] Cf. « mon semblable, - mon frère ! » (Baudelaire, « Au lecteur » , Les Fleurs du Mal, 1857 ; http://fr.wikisource.org/wiki/Au_lecteur_%28Les_Fleurs_du_mal%29_%281857%29). A la différence du grand poète, Mauriac fait grâce à son lecteur ou spectateur imaginé des épithètes de « monstre délicat » ou « hypocrite » ..