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LA joie que donne à un écrivain qui siège à l’Académie
française l’élection d’un autre écrivain est un phéno
mène
curieux. Je n’entends pas parler ici de l’élection
d’un ami : le succès d’André Maurois
plus cher. Mais l’étrange est que, même si nous n’avions pas
été liés par l’affection, je n’aurais pas ressenti un moindre
plaisir à voir triompher l’auteur de
C’est que, comme il existe un esprit de corps, il existe un
esprit de génération. Nous ne sommes pas peu fiers de la nôtre.
Les humbles sentiments qu’il convient que nous ayons de nous-
mêmes,
ne défendent pas à notre petite étoile d’admirer la cons
tellation
où elle brille d’un éclat modeste. La constellation
tout entière viendra-t-elle un jour s’inscrire sous la Coupole ?
Nous doutons que le désir en soit également ressenti par tous
nos confrères, puisque la condition pour que le miracle
s’accomplisse, c’est hélas que nous soyons nombreux à
passer d’une immortalité à l’autre.
Du moins s’étonnera-t-on qu’ils ne paraissent guère regretter
de n’avoir pas réussi, avec la génération de nos aînés, cette
conjonction d’astres dont je rêve pour la nôtre. Que l’Aca
démie
de ces vingt dernières années ne puisse s’enorgueillir
des noms de Paul Claudel, de Francis Jammes, d’André Gide,
de Marcel Proust
j’ai des raisons de croire que beaucoup d’entre nous sont assez
peu sensibles.
Pour moi, aucune idée ne me console mieux du passage
à l’immortalité définitive à laquelle tôt ou tard nous sommes
tous appelés, que l’image de ce Baudrier d’OrionLe Baudrier d’Orion
, constitué de trois étoiles, fait lui-même partie de la constellation d’Orion qui regroupe également la Nébuleuse d’Orion et l’Épée d’Orion.
mence
de se dessiner peu à peu au ciel de l’Académie et où
viendront s’inscrire les Tharaud, les Giraudoux, les Jules
Romains, les Vaudoyer, les Martin du Gard, les Bourdet, les
Morand, les Chardonne, les Halévy, les Schlumberger, les
Maritain, les Gabriel-Marcel, les Du Bos, les Léon-Paul Fargue,
les Romier, les Montherlant, les Marcel Arland
les premiers noms de ma génération et de la suivante, qui me
viennent à l’esprit et au cœur ; et il resterait encore beau
coup
de place pour les Illustrations, pour les Gloires, pour
les grands personnages décoratifs de la politique et du monde,
et naturellement aussi pour ces candidats plus âgés dont la
longue patience et l’opiniâtreté ne devraient point nous faire
oublier le talent.
Dans notre constellation, quelle place occupe Maurois, et
comment décrirons-nous cette belle étoile ?… D’abord, je
serais tenté d’affirmer qu’il est le plus intelligent, si je n’en
tendais
aussitôt Jules RomainsNon, c’est moi
.
Qu’il nous suffise donc de le mettre au rang de ceux dont on
disait au collège qu’ils pigent tout
. On m’assure que son
maître Alain
(quelques-uns même un peu trop gros, un peu forcés
), se
souvient de notre ami comme du lycéen le plus éblouissant
entre tous ceux auxquels, pendant un demi-siècle, il crut
apprendre à se passer de Dieu.
Chaque fois (et c’est souvent) qu’à table ma voisine me
glisse : Moi, le livre de vous que je préfère, c’est
, l’accablante paresse d’esprit qui parfois
de famille
m’envahit dans le monde m’empêche de protester : Je ne
Mais en même temps j’éprouve un
suis pas lui, je suis moi…
petit froid à me dire : Elle va s’apercevoir que je ne sais rien,
et elle va me parler anglais…
Tellement intelligent, notre Maurois, qu’il fallait que l’uni
vers
s’en aperçut, bien que toutes les circonstances fussent
réunies pour que cette manifestation ne se produisît pas. Quelle
apparence, en effet, qu’un jeune industriel d’Elbeuf
sable
d’une importante affaire, eût à la fois l’ambition et les
se lancer dans la littérature
? Ces loisirs, ce fut
la guerre qui les lui fit. L’éclatant succès des
Colonel Bramble
pour celui de quelques amis, fit paraître d’abord le don essen
tiel
d’André Maurois : cette grande intelligence n’était pas
un feu solitaire. Elle ne brûlait pas, comme tant d’autres,
au fond d’un ciel inaccessible. Ses rayons ne nous arrivaient
pas déjà affaiblis et refroidis par un voyage à travers des mil
lions
de lieues. Ils atteignaient directement la foule des
hommes, savants et ignorants, les subtils et les crustacés
(ce sont les deux grandes espèces d’esprits que Gide distingue
dans l’humanitésotie
que Gide a publiée aux Éditions de la Nouvelle Revue française
en 1914.
et de leur chaleur.
Quand je lus
ce ne fut donc pas l’amitié qui m’obligea aussitôt de crier
au chef-d’œuvre. Je suis toujours dans le même sentiment :
je ne crois pas que l’esprit français ait rien donné dans ce
genre de plus fin ni de plus délié, sans rien de grinçant comme
chez Voltaire
Dès ce premier ouvrage d’André Maurois, l’esprit le plus
vif est pénétré d’une bonne grâce dont la qualité exquise
annonce qu’elle vient du cœur et qu’elle est une forme de la
charité. Une sorte de pudeur nous défend d’esquisser ici le
portrait moral de notre ami. Indiquons pourtant qu’il possède
cette vertu bien insolite chez un homme de lettres : la
bonté. Dans André Maurois, pour ceux qui le connaissent, se
trahit souvent l’
Augustintémoignage de l’âme naturellement chrétienne
dans la section XVII de son Anima naturaliter christiana
pour parler de Jacques Rivière dans le numéro spécial de la
Un succès plus étrange et plus significatif que celui de
allé féliciter notre ami, je voulus finir la journée avec lui.
Portés closes, téléphone décroché, je relus
(ou presque). Il est très rare qu’on relise le livre d’un ami,
surtout un roman. Soyons franc : cela n’arrive pour ainsi
dire jamais. On relit les Classiques, Proust, la Correspon
dance
de Flaubert
prit
de personne de reprendre les romans de nos contemporains,
autant qu’on les ait aimés au moment de leur publication.
A mesure que je redécouvrais
humain avait connu cette diffusion extraordinaire et ces tirages
réservés d’habitude aux romans policiers. Il existe en France
de trente à cinquante mille personnes capables de consacrer
15 francs à l’achat du livre d’un romancier coté. Si quelques-
uns
de nos ouvrages ont dépassé ce chiffre, ce fut à la suite
d’un prix, ou après des années de ventes continue. Si l’un d’eux
crève du premier coup le plafond, c’est qu’il s’agit d’un
travail exceptionnel, comme le fut ma
succès n’est pas seulement d’ordre littéraireLivre de vie
. Un nouveau tirage a été fait en 1999.
l’immense majorité des Français ne franchit le seuil d’une
librairie que pour acheter des crayons et des enveloppes.
Or, le tirage de
les records connus, phénomène à première vue inexplicable ;
comme si
cent mille personnes. Mais c’est justement ce phénomène
qui nous aidera à mieux discerner la place de Maurois dans
sa génération. Pour plusieurs écrivains, il s’agit d’abord
d’attirer le lecteur dans leur univers particulier d’où eux-
mêmes
se savent peu capables de sortir ; et quand ils y sont
parvenus, de l’y retenir par tous les prestiges de l’écriture,
d’éveiller en lui un certain goût, de l’exciter assez pour qu’au
prochain livre, il se dirige de lui-même vers ce labyrinthe
de passions, de paysages et d’odeurs. Ainsi l’œuvre de quelques
écrivains d’aujourd’hui se présente sous l’aspect d’une porte
étroiteEntrez par la porte étroite. Large, en effet, et spacieux est le chemin qui mène à la perdition, et il en est beaucoup qui s’y engagent ; mais étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la Vie, et il en est peu qui le trouvent.
cité souterraine, tout un monde secret et délectable.
L’œuvre d’André Maurois s’élève au contraire comme un
beau palais aéré que des galeries ouvertes et de vastes portiques
relient à des terrasses et à des jardins. Une lumière vive mais
égale s’y épand sur les idées et sur les êtres, sur les systèmes
et sur les hommes. C’est un lieu d’échanges spirituels où se
rencontrent les politiques et les poètes, les soldats et les philo
sophes.
Il est inutile ici d’insister sur le rapprochement qui
s’est accompli à l’ombre de ces portiques entre l’esprit français
et le génie anglo-saxon. Le peu que les Anglais et les Français
savent les uns des autres, ils l’ont appris de Maurois
que beaucoup d’autres ne s’y soient efforcés, depuis le XVIIe
siècle. Mais Maurois seul paraît avoir réussi à mordre sur cette
pour que nous nous y arrêtions. Ce qui l’est moins, c’est la
mauvaise humeur que cette réussite éveilla chez quelques-uns.
Je me rappelle la boutade d’un homme politique (il apparte
nait
à l’Académie française, mais il n’est plus de ce monde) :
Maurois, me disait-il, abuse vraiment de la connaissance
Il n’abuse de
qu’il a d’une langue que personne ne parle.
rien, mais il est vrai qu’il administre mieux son talent
qu’aucun de nous — en quoi il me semble digne d’être loué.
On ne voit point la nécessité d’unir la maladresse à tous les
dons de l’esprit. Il ne lui servirait à rien de savoir mener
si elle n’était chargée d’une œuvre à la fois écla
sa barque
tante
et profonde.
Car elle est profonde, en dépit de sa grâce légère et de son
brillant.
Sous le beau palais que j’ai décrit, s’étend aussi un monde
inconnu, plein de détours et de labyrinthes et qui est fait de
toutes les amours et de toutes les souffrances d’une vie. Mais
bien loin d’y attirer le lecteur inconnu, comme nous faisons
presque tous, l’auteur de
lui-même, de ses propres abîmes, une flore et une faune qui
s’animent et brillent soudain dans la pure clarté, aux yeux
d’une foule immense d’admirateurs. Ces algues, ces coquil
lages
des grandes profondeurs ont été choisis avec un tel
discernement, une si curieuse divination, que chaque visiteur,
chaque visiteuse les reconnaît pour siens.
Quelquefois, André Maurois ne revient de ses voyages au
fond de lui-même qu’avec une goutte d’eau pure, une seule
goutte, mais il y fait tenir un monde de sentiments : de ces
récits de deux ou trois pages, je n’ai pu retrouver qu’un seul :
Porche corinthien
s’il a recueilli les autres brèves nouvelles dont j’ai gardé un
souvenir émerveillé.
est tout composé de ces gouttelettes précieuses. Le miracle
est que dans ce livre, le mieux fait pour instruire nos arrière-
neveux
des mœurs amoureuses d’un monde restreint d’après
la guerre, des centaines de milliers de lectrices s’y soient
reconnues. C’est qu’au lieu de les attirer et de les perdre dans,
son labyrinthe intérieur, l’auteur y a choisi lui-même, à leur
personnages. De là peut-être, dans les héros inventés par
Maurois, un excès des transparences. C’est une humanité de
cristal. Il y manque un peu de cette buée qui flotte autour
des grandes créations de génie. Comme il arrive dans les
eaux trop pures, la clarté trompe sur la profondeur. Mais
quoi ! C’est justement ce que nous éprouvons, parfois, avec
Adolphe
Faut-il tout de même risquer une critique et mettre à notre
tableau une ombre légère ? Notre ami cède trop parfois au
plaisir d’être compris. C’est enivrant que de rendre intelli
gible
à des milliers de lecteurs ce qui intéressait jusqu’alors
un petit nombre de spécialistes. Il arrive que le magicien
du beau palais que j’ai décrit réduise un monde à une belle
pomme rouge qu’il dépose dans la main du visiteur ébloui.
Il écrira par exemple : Un couvent est un lieu où un certain
A première vue, que reprendre
nombre d’hommes fuient la vie sociale et s’occupent de leur
salut personnel ; égoïsme collectif qui, parce qu’il est collec
tif,
redevient constructeur.
à cette définition ? Tout en semble vrai, et pourtant il y manque
le mot essentiel : la Communion des Saints. Un homme qui
entre au couvent croit à la Communion des Saints. C’est
dire que son salut personnel est lié pour lui à celui du plus
grand nombre possible de ses frères. La foi en la réversibi
lité
des mérites donne leur sens à ces renoncements de chaque
jour, de chaque heure. Et même si quelques moines glissent
à l’égoïsme, l’institution ne tient que parce qu’elle est fon
dée
sur cette croyance étrange et sublime que nous pouvons
mériter, expier les uns pour les autres. Une petite armée de
contemplatifs tient devant Dieu la place d’un monde tout
occupé de ses délices et de ses crimes.
Mais je m’excuse de détacher ainsi et de critiquer un texte
qui n’est qu’une note de lecture. Il ne faut point trop s’arrêter
au revers d’un art si volontairement intelligible, et surtout
ne point conclure de ce que j’en ai dit, qu’il n’use pas de toutes
les ressources que l’auteur découvre dans la connaissance
de soi-même.
Lorsque Maurois, biographe, se montre excellent (comme
dans son admirable
Un auteur ne se décide à écrire
une biographie entre mille autres que parce qu’avec ce maître
choisi, il se sent accordé. Pour tenter l’approche d’un homme
disparu depuis des années, la route la meilleure passe par nous-
mêmessiècles
et non années
dans l’original.
Je me réjouis pour André Maurois de cette liberté où il se
trouve à l’égard de son monde intérieur : comme il n’en est
pas le prisonnier, il s’en évade et goûte tous les présents de
la vie : les voyages, les lectures, la société, la conversation
des femmes. Je lui envie cette curiosité des doctrines et des
systèmes, cette aptitude à se tenir au courant de la science
et à dialoguer avec un bonheur égal sur tout ce que l’actualité
lui propose. J’admire ce regard lucide sur le monde et que ne
trouble aucun parti-pris. On rêve d’un journal qui rempla
cerait
tous les autres, et qui serait rédigé par Lucien Romier
et par André Maurois. Nous aurions enfin quelque chance
de n’être pas dupes.
Quel rôle jouera à l’Académie un esprit aussi fin et qui eût
rendu d’admirables services clans la Carrière ? L’Académie
est un lieu fait à souhait pour les diplomates refoulés. Je sou
haite
que notre ami y mette, au service des lettres, l’esprit
de finesse dont Dieu le combla. Ce dont je me tiens en tout
cas pour assuré, c’est qu’en dépit du ton solennel des séances
et de la monotonie du Dictionnaire
est homme à se fort divertir dans notre Compagnie. Oui,
plus j’y songe et plus je me persuade qu’il trouvera le moyen
de beaucoup s’amuser chez nous.