Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

L’Amour de la mort

Vendredi 22 juillet 1938
Temps présent

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BILLET

L’amour de la mort[1][1] Article non repris.

par François MAURIAC.

C’est par un jour d’été beau et
calme[2][2] En ce jour du 22 juillet 1938, on annonce, en Allemagne, l’instauration d’une carte d’identité spéciale pour les Juifs. sur une plaine où les der-
niers abricots sont trop mûrs, où
déjà les grappes de raisin soulèvent
les feuilles sulfatées, où il faut sou-
tenir de béquilles les branches des
pruniers et des pêchers accablées de
fruits[3][3] Le paysage décrit ici est celui de Malagar, avec son verger et, un peu plus loin, en contrebas, la plaine tant de fois évoquée dans l’ensemble de l’œuvre d’où Mauriac dit apercevoir par temps clair, la chaîne des Pyrénées…, c’est alors que l’homme com-
prend que le mal n’est pas l’œuvre
de Dieu.

Cette plaine splendide est par-
tout désertée : la mort y règne plus
que la vie et seul de toutes les
créatures, l’homme, qui n’a pas en-
core fui vers les villes, refuse de
se survivre dans les êtres nés de
lui.

C’est vrai que nous n’aimons pas
le bonheur, que nous ne voulons
pas le bonheur. Le cri d’Oscar Wil-
de : « Non le bonheur, mais le plai-
sir[4][4] Dans « Formules et maximes » , l’écrivain irlandais Oscar Wilde (1854-1900) écrit plus précisément : « On ne devrait vivre que pour le plaisir. Rien ne vieillit comme le bonheur. » Gide livre une version plus proche de celle de Mauriac : « Pas le bonheur, surtout pas le bonheur ! Le plaisir ! » (Oscar Wilde - In memoriam, Mercure de France, 1946, p. 30). ! » n’est pas un cri d’esthète
décadent. Il jaillit aujourd’hui des
entrailles de l’humanité la plus
humble et, hier encore, la plus
naïve et la plus pure.

Je songe au paysan qui naguère,

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par un jour radieux comme celui-
ci, marchait seul derrière ses bœufs
« Caubet » et « Lauret » [5][5] « Caubet » et « Lauret » sont les noms des bœufs de labour de Malagar. Voir Journal d’un homme de trente ans, Egloff, 1948 (in OA, p. 249). Notons que Jan Bonnemason, dans son livre : De l’Influence de la langue gasconne dans les écrits de F. Mauriac, éditions PyréMonde / Princi Negue, 2006, cite le Dictionnaire de Béarnais et de Gascon modernes de S. Palay (CNSR, 1980) qui indique que Caubet est le « nom de bœuf dont le front est dénudé » et pour Lauret « nom de bœuf de couleur froment clair » . dont je
vois les échines fauves. Je l’imagine
maintenant dans le vacarme de
l’atelier, dans les relents chimiques,
dans cette promiscuité, dans un de
ces cercles de l’enfer industriel[6][6] Au moment où les tensions politiques internationales grandissent, Mauriac exprime de façon très personnelle la menace qui pèse sur un monde en pleine mutation. Aussi, oppose-t-il avec nostalgie, la simplicité d’un monde rural pérenne et les méfaits d’une industrialisation massive et menaçante. qui
est l’œuvre de l’homme.

Cliché, dira-t-on, antithèse faci-
le — oui, pour vous qui me lisez,
mais non pour moi qui écris ces
lignes dans ma vieille maison, au
cœur d’une campagne bien aimée,
rongée par un mal[7][7] Cette réflexion sur l’origine du mal hante Mauriac, dont l’homme est manifestement responsable, dans cet article. La référence à Oscar Wilde souligne probablement cette responsabilité, car il a représenté, en son temps, celui par qui le scandale arrive… qui n’y apparaît
pas encore au premier regard, com-
me dans les départements voisins —
mais elle se vide pourtant, chaque
année un peu plus, de sa substance
humaine.

Par ce jour d’été beau et calme,
un appel muet monte de la plaine
splendide, une supplication vers
l’homme qui préfère la mort à la
vie, vers la créature stupide qui a
perdu le discernement du bonheur.



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