Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

L’Amie endormie

Vendredi 26 août 1938
Temps présent

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BILLET

L’AMIE ENDORMIE

par François MAURIAC.

Le monde, les cours, naissances, mariages, deuils… l’œil distrait parcourt ces noms inconnus ; et tout à coup, il en est un que je reconnais dans la liste funèbre. Oui, c’est elle, c’est bien elle[1][1] On n’a pas encore réussi à identifier cette personne.… Depuis longtemps elle ne m’avait pas écrit… Avais-je seulement répondu à sa dernière lettre ? Qu’importe… Elle me voit aujourd’hui.

Je l’avais rencontrée, il y a dix ou douze ans à une décade de Pontigny[2][2] Rencontres littéraires qui eurent lieu de 1910 à 1914 et de 1922 à 1939, à Pontigny (commune située dans le département de l’Yonne), dans une ancienne abbaye cistercienne que Paul Desjardins (1859-1940) avait achetée en 1906. Ces « décades » rassemblaient chaque année des écrivains connus ou non autour d’un thème comme « le droit des peuples » , « la pensée française » ou « la place de la religion dans la vie d’aujourd’hui » . André Gide, Roger Martin du Gard, Ramon Fernandez, André Maurois, entre autres, y participèrent avec François Mauriac.. Bien qu’elle fût déjà au déclin de l’âge, on ne s’en apercevait pas d’abord tant elle rayonnait de grâce et de charme. Protestante, mais attirée par le catholicisme et déjà au bord de la conversion, elle hésitait encore.

J’entre, un soir, dans la vaste église de Pontigny, et je l’aperçois à genoux devant le maître-autel, où le Saint-Sacrement[3][3] Pain consacré durant la messe, devenu corps du Christ, par le phénomène de la transsubstantiation (définie au Concile de Trente en 1551). Le Saint-Sacrement est conservé pour les malades ou les mourants et pour l’adoration des croyants. n’était pas. Sans intention particulière, et simplement pour l’en avertir, je lui touchai l’épaule et lui montrai, dans le bas-côté, un autel où brûlait la petite lampe : « Là… » lui dis-je. Et à l’instant même, elle crut.

La mort, il me semble, permet de ces indiscrétions, et cette grande âme me pardonne, j’en suis assuré, d’avoir fait connaître, à propos d’elle, un de ces coups de la grâce dont il nous arrive à tous d’être témoins (car je ne fus qu’un témoin, et aucune conversation particulière n’avait précédé cette brusque illumination).

Pourtant, elle eut la charité de me faire, dès lors, une place dans sa vie spirituelle. Et je recevais parfois, du Havre où elle vivait une lettre vive, légère, mais toute pénétrée du plus pur amour de Dieu.

Il y a une joie de l’âme qui ne trompe pas. Cette femme vieillie, usée, qui souffrait dans son corps et qui sentait le poids de toute une vie, débordait, d’un jeune bonheur qu’elle aurait voulu partager avec moi. Elle choisissait à mon intention, dans ses lectures pieuses, ce qu’elle pensait convenir à cet écrivain trop amer. C’est elle qui me cita, un jour, cette parole adorable que le Christ adressa à Saint-François-de-Sales[4][4] François de Sales (1567–1622), théologien béatifié en 1661 et canonisé en 1665. On lui doit un monumental Traité de l’amour de Dieu (1615). Il fut proclamé Docteur de l’Église catholique en 1877 et est souvent appelé « docteur de l’amour » ., au temps de ses angoisses : « Je ne m’appelle pas celui-qui-damne, mon nom est Jésus[5][5] Parole que le saint entendit, tandis qu’il priait à Paris, à l’église St Étienne-du-Grès, aujourd’hui disparue. Elle était déjà citée dans Le Nœud de vipères (ORTC, II, 511). Henri Bremond la cite dans sa version latine — « glorificatio nominis mei qui non est damnator, sed Jesus » — dans le premier tome de son Histoire littéraire du sentiment religieux en France : depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours, Éditions Jérôme Million, 2006, p. 128.. »

Une longue vie dévote ne va guère chez une femme sans de légères déformations que Dieu ne voit pas, mais qui, si nous sommes méchants, nous irritent. En revanche, rien n’altère, rien ne trouble dans une convertie de la race de celle qui vient de s’endormir, cette lumière dont l’amour la baigne. Elle avait gardé du monde les grâces de l’éducation, ces manières charmantes qui, chez une chrétienne, sont une forme de la charité. Elle avait de la Miséricorde, une connaissance, une certitude joyeuse. Il me semble que je m’apercevrai à peine de sa mort. « C’était une âme » , dit-on. C’est une âme encore, toujours et à jamais. Elle est là.



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