Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

A l’ami de Rimbaud

Lundi 4 octobre 1937
Le Figaro

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A L’AMI DE RIMBAUD[1][1] Article non repris, mais des extraits en sont reproduits sous le titre « Les Échecs des saints : ils sont voulus par Dieu » dans La Revue des lectures, 15 avril 1938, p. 478.

Par FRANÇOIS MAURIAC de l’Académie française
[2][2] Photo : Mgr Jarosseau dans sa léproserie à Harrar.

NOUS avons appris, par une dépêche de la Cité du Vatican[3][3] Dépêche non encore identifiée, mais La Croix revient sur cette histoire une semaine plus tard : « Certaine correspondance vaticane a fait grand état du départ d’Éthiopie de Mgr Jarosseau (felix culpa, il est vrai, qui nous a valu un émouvant article de François Mauriac, dans le Figaro). Renseignements pris, le vénéré prélat français est toujours à Harrar, où il jouit d’une entière liberté et d’une considération unanime. Si son départ avait été décidé, la Sacrée Congrégation de la Propagande et la Curie généralice des Capucins en eussent été averties. Or, ni l’une ni l’autre ne peuvent s’imaginer d’où peut provenir une nouvelle comme celle-là, dont le caractère leur semble, au premier abord, plutôt fantaisiste ou tendancieux. Ce qui n’empêche pas que ses compatriotes souhaitent que Mgr Jarosseau puisse, un jour, s’il lui plaît, se retirer en France, où il aurait tout loisir de rédiger ses mémoires, qui ne manqueraient certes pas d’intérêt. » (Alverne, « Le Sort de Mgr Jarosseau » , La Croix, 10 octobre 1937, p. 1.), la démission de Mgr Jarosseau[4][4] André-Marie-Élie Jarosseau (1858-1939). Est-il utile de rappeler qu’il fut le précepteur du futur négus Haïlé Selassié ? Mauriac le qualifie d’ « ami » de Rimbaud ; le même mot est employé par Henri Matarasso et Pierre Petitfils dans leur Album Rimbaud, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1967, p. 285., à l’heure où il quitte cette Éthiopie dont il fut l’apôtre ; nous ne croyons offenser personne en saluant très bas le vieil évêque[5][5] L’évangélisation de l’Éthiopie avait été confiée aux Capucins et à partir de 1863 à ceux de Toulouse. La responsabilité en a été confiée au père Jarosseau en 1881. Il la conserve jusqu’en 1937, date à laquelle les Capucins de Toulouse furent remplacés par ceux de Gênes, conséquence de la guerre d’Éthiopie. Le 23 mai 1936 le gouvernement italien avait accepté de surseoir à l’expulsion de Mgr Jarosseau, évêque de Harrar..

Je ne l’ai jamais rencontré, et pourtant je le vois sur le pont du bateau qui s’éloigne ; j’imagine son dernier regard à cette terre pleine de morts. C’est qu’entre un écrivain français et ce prêtre de quatre-vingts ans, un intercesseur existe : l’aventurier qui, malgré la traversée de l’enfer, gardait encore dans sa figure boucanée les yeux bleus de l’enfance et qui venait parfois, la nuit, s’asseoir dans la case du Père. Si Arthur Rimbaud s’est endormi dans le Seigneur à l’hôpital de la Conception[6][6] Mauriac accorde une foi entière à la thèse de la conversion in extremis d’Arthur Rimbaud, comme le montre le chapitre 3 de son essai Dieu et Mammon (1929 ; ORTC, II, 796–98). On sait que cette interprétation, qui repose sur le témoignage de la sœur cadette de Rimbaud, Isabelle, et qui fut défendue par Claudel dans sa célèbre préface aux œuvres du poète, reste controversée., à Marseille, peut-être le dut-il au pauvre prêtre du Harrar dont la piste avait croisé la sienne en ce pays de la soif[7][7] Mauriac se sert de cette même expression dans « Désir » , un des poèmes de son troisième recueil Orages (1925) : « Le pays de la soif est au dedans de nous » (OC, VI, 440). Le dernier poème d’Orages, « Fils du Ciel » , évoque le destin de Rimbaud..

Qu’il nous soit permis de suivre la trace de Rimbaud et en esprit, de nous asseoir, nous aussi, aux pieds du missionnaire. Qu’il nous soit permis d’appuyer notre front à ce vieux chêne consacré, visité par la foudre. Qu’il sache que des Français sont unis à lui, tous ces jours-ci.

« Si Dieu nous donnait des maîtres de sa main, s’écrie Pascal, oh ! qu’il leur faudrait obéir de bon cœur ! La nécessité et les événements en sont infailliblement[8][8] Blaise Pascal, Le Mystère de Jésus Christ, B.553, L.739.. » Il est vrai… Mais l’événement qui, à l’extrême soir d’une vie immolée, anéantit le fruit d’un demi-siècle d’efforts et de souffrances, un saint lui-même ne l’envisage pas sans frémir.

Il faut bien en comprendre l’horreur : déjà l’apôtre chargé d’ans et portant sa gerbe, voyait s’ouvrir les portes éternelles ; déjà le vieillard triomphant, mais à bout de souffle, entonnait le nunc dimittis[9][9] Le Nunc dimittis (Prière de Syméon à la vue de l’enfant Jésus) de ses deux premiers mots en latin (Maintenant, laisse partir ton serviteur). Cf. Lc, 2, 29-32. et tout à coup, il ne tient plus dans ses faibles bras que le cadavre écrasant de son peuple.

Lorsque le chrétien, au milieu du chemin de sa vie[10][10] Cf. l’incipit de L’Enfer (1314) de Dante : « Au milieu du chemin de notre vie, […] » ., songe à tous les bons prêtres qu’il a connus, il en vient à se demander si l’échec apparent d’une destinée sacerdotale n’est pas la mesure même de sa sainteté[11][11] Pour Mauriac, le sacerdoce doit être synonyme de sainteté (BN, IV, 99). En outre, l’auteur établit souvent une relation entre l’échec visible d’une existence et le salut, voire la sainteté. La croix sur laquelle Jésus a expiré est, pour lui, le symbole même d’un échec apparent, d’une « défaite » (DBNA, p. 37) porteuse d’espérance. Aussi, l’image de la croix revient-elle quand il s’agit du salut personnel (PCa, p. 39). Mauriac nourrit quelques scrupules personnels à n’être pas un saint, à n’avoir ainsi renoncé ni aux honneurs, ni aux plaisirs terrestres tout voulant demeurer fidèle au Christ (Ce que je crois, in OA, p. 619-620).. Le disciple n’a jamais fini de se conformer à son maître. Ce cri que l’habitude a dépouillé pour nous de son tragique : « Mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné[12][12] Parole de Jésus en croix, Mt, 27, 46. ? » il n’existe pas de saint qui ne l’ait jeté dans les ténèbres de la troisième heure. François d’Assise — (dont je crois que Mgr Jarosseau porte la bure) — est mort sur la terre nue, convaincu que cette pauvreté, qu’il avait si amoureusement épousée, était répudiée par ses fils et par l’Église.

Tel est un des aspects les plus déroutants de cette nécessité dont parle Pascal et qui est le maître que Dieu nous donne de sa main : après dix-neuf siècles, il n’est plus aussi simple qu’à l’aube du christianisme de rendre à César ce qui est à César[13][13] Jésus dit aux Pharisiens et aux Hérodiens qui tentent de lui tendre un piège au sujet de l’impôt : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mc, 12, 16). ; les comptes de l’éternité et ceux du temps sont terriblement confondus. Ce n’est pas à nous, fidèles, qu’il appartient de les démêler. La Grâce seule possède le secret de ces partages : à la rose d’or que Pierre dépose sur les genoux de la Reine d’Italie, impératrice d’Éthiopie[14][14] Mauriac fait ici allusion à une coutume qui remonterait au XIe siècle, selon laquelle le pape offrait, pour le dimanche de Laetare, une rose d’or à une personnalité, le plus souvent une reine. Pie XI offrit cette rose d’or à la reine Hélène d’Italie le 7 mars 1937 pour le quarantième anniversaire de son mariage. Depuis 1936, le roi d’Italie avait pris le titre d’empereur d’Éthiopie., il reste assez d’épines pour tresser la couronne[15][15] Allusion à la couronne d’épines que les soldats romains placèrent sur la tête du Christ avant de se moquer de lui (Mt, 27, 29). d’un vieux capucin français qui s’en revient mourir chez nous.

Les saints sont associés à un interminable échec[16][16] Cette dialectique revient souvent chez Mauriac : la sainteté se gagne dans l’apparence d’un échec. C’est dans ce jeu du visible — l’échec en ce monde — et de l’invisible — la grâce et le salut — que se nouent certains drames des héros mauriaciens tels que certains prêtres comme l’abbé Calou dans La Pharisienne (1941) ou l’abbé Forcas dans Les Anges noirs (1936), mais aussi d’autres, laïcs, comme le jeune Xavier Dartigelongue dans L’Agneau (1954)., à une agonie qui durera autant que le monde[17][17] Référence à la phrase de Pascal (Le Mystère de Jésus Christ, B.553, L.739), à propos de l’agonie du Christ ( « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde » ), que Mauriac reprend souvent, notamment en période pascale.. Si nous nous en persuadions enfin, nous cesserions sinon d’en souffrir, du moins d’en être scandalisés.

François Mauriac, de l’Académie française.


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