Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Actualités

Vendredi 14 janvier 1938
Temps présent

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BILLET

ACTUALITÉS[1][1] Article non repris.

par François MAURIAC.

Pour bien juger la guerre, il faut
en voir le reflet sur un visage.
C’est ce que permet le cinéma. La
guerre, pas plus que la mort, ne
se regarde en face[2][2] Allusion à La Rochefoucauld, Maximes, 26 : « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. » . Mais cet enfant
chinois, ce vieillard, cette vieille
femme chargée de hardes et des
derniers ustensiles qu’elle possède
encore et qui apparaissent quel-
ques secondes à l’écran, entre un
match de patinage sur glace et une
course de garçons de café, ceux-là
dans leur regard morne et déses-
péré font tenir l’essentiel de l’hor-
reur qui nous attend.

Car ces « actualités » tracent sur
tous les écrans des cinémas d’Eu-
rope le Mane, Thécel, Pharès[3][3] Menace écrite par une main invisible sur le mur de la salle du festin de Balthazar : « Voici l’interprétation de ces mots : « Mené, Dieu a mesuré ton royaume et l’a livré ; Teqel : tu as été pesé dans la balance et ton poids se trouve en défaut ; Parsîn : ton royaume a été divisé et donné aux Mèdes et aux Perses » » (Dn, 5, 26-28). du
festin finissant. Ces petits yeux
obliques ne nous implorent plus.
Ils nous jugent, nous, les blancs ;

--- nouvelle colonne ---

ils jugent ceux d’entre nous qui
ont donné l’exemple au Japon de
la force brutale[4][4] Allusion à ce qui se passait dans la ville chinoise de Nankin où des soldats de l’Armée impériale japonaise étaient en train de violer et de tuer la population civile. Ce massacre, l’une des pires atrocités de la seconde guerre sino-japonaise, débuta le 13 décembre 1937 et dura environ six semaines. Le nombre des victimes est estimé à entre 150 000 et 300 000 personnes selon les sources., de la conquête
injuste, du mépris des peuples fai-
bles et sans défense ; mais ils ju-
gent aussi ceux qui ont laissé le
mal s’accomplir, ces marchands
incapables de renoncer au profit
immédiat et qui, chaque jour,
fournissent de munitions l’assail-
lant, et qui renouvellent entre ses
mains, autant de fois qu’il est né-
cessaire, l’arme du crime.


A ces foules européennes confor-
tablement enfoncées dans les fau-
teuils des grands cinémas, le vieux
Chinois n’a pas besoin de jeter la
parole que nous entendons tous au
secret de notre cœur : « Demain
ce sera vous… »



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