Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

A propos d’un film

Vendredi 4 mars 1938
Temps présent

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A PROPOS D’UN FILM

par François MAURIAC.

L’erreur de Renoir, le metteur
en scène de la Marseillaise[1][1] C’est, après La Vie est à nous, le deuxième film de Jean Renoir (1894-1979) dédié au Front Populaire. Réalisé grâce à une souscription à l’initiative de la Confédération Générale du Travail, il eut sa première le 2 février 1938. Le scénario est de Renoir même, avec la collaboration de C. Koch et N. Martel-Dreyfus ; la photographie de plateau est de Sam Levin., c’est
d’être allé dans le sens de nos divi-
sions[2][2] Mauriac critique encore une fois (cf. « La France n’a qu’un visage » du 25 février 1938) tout ce qu’il juge capable d’exacerber les divisions entre Français dans cette époque déchirée. Les critiques du film soulignent pourtant la volonté d’union nationale que Renoir s’efforce d’exprimer – union conforme à la politique du Front Populaire, bien sûr, ce qui devait déjà refroidir Mauriac. La Révolution française, d’ailleurs, n’est pas une de ses époques historiques préférées : au cours de vacances à Belle-Ile en 1954, il notera avec appréciation : « La nouvelle de la prise de la Bastille ne semble pas être parvenue jusqu’à cette île où le 14 juillet demeure ce qu’il fut avant 1789, et ce qu’il restera jusqu’à la fin des temps : la fête de saint Bonaventure, le docteur séraphique. » (BN, I, 188-89).. Il attache un cheval aux qua-
tre membres de la France et les
excite du fouet et de la voix. Le
choix d’un sujet si périlleux l’obli-
geait de nous montrer la grandeur
des partis qui, à la veille du
10 août[3][3] Le 10 août 1792 marque la chute de la royauté en France : la prise des Tuileries, le massacre des gardes suisses, le transfert de la famille royale au Manège. La sympathie de Mauriac envers Louis XVI et Marie-Antoinette est très nette dans tout ce qui suit. Les « corrections » qu’il apporte au film sembleraient refléter sa lecture de Jules Michelet, Œuvres, t.4 : Histoire de la Révolution française, A. Lemerre, 1888, Livre VII, ch. 1 : « Le 10 août » , p. 363-401., s’affrontaient, et en face de
ce jeune peuple à demi-éveillé, de
cette nation ivre à qui le vin de la
liberté monte à la tête et qui se sait
trahie, ce sublime soleil couchant
de la Monarchie française.

Nous devons la justice à ceux qui
ont expié, qui ont payé de leur sang
les fautes de leurs pères. C’est mal
que de faire croire aux écoliers de
France, qui se pressent à ce film,
que Louis XVI ne fut que ce goin-
fre, et de passer sous silence l’ordre
aux Suisses de ne plus tirer, et cette
parole qu’on lui a tant reprochée à
droite, et qui celle d’un Roi père
de son Peuple : « Je ne veux pas
qu’une goutte de sang français soit
versée pour ma querelle » .

Aussi sévèrement que la Reine
mérite d’être jugée (pour mon
compte, je me refuse à lui faire un
crime d’avoir eu en politique les
idées qu’elle ne pouvait pas ne pas
avoir), le metteur en scène ne sau-
rait ignorer à cette veille du 10 août
ce qui attend la Reine de France.
Il domine cette destinée, il sait jus-
qu’où Marie-Antoinette est allée dans
la douleur. Comment peut-on garder
la moindre pensée hostile à l’égard
de celle qui va entendre la déposi-
tion infâme que Hébert soufflera
bientôt au petit Dauphin[4][4] Jacques-René Hébert (1757-1794), fondateur du journal extrémiste Le Père Duchesne, substitut du procureur de Paris et apôtre de la Terreur. La « déposition infâme » est le document scabreux tiré par Hébert du dauphin Louis-Charles accusant sa mère de l’avoir encouragé dans des pratiques sexuelles, y compris l’inceste, ce qui fournissait une pièce à conviction lors du procès de la reine. ? Que nous
reste-t-il à pardonner à cette mère
qui en a appelé à toutes les mères,
à celle que le Peuple obligeait de se
tenir debout devant le Tribunal révo-
lutionnaire et qui exhala cette seule

--- nouvelle colonne ---

plainte : « Quand le Peuple sera-t-il
las de ma fatigue ? » Quel martyre
peut-il être comparé au sien ? Je
pense aux circonstances affreuses
des derniers instants : cette chemise
qu’elle dut enlever sous les yeux
d’un garde national qu’elle sup-
pliait : « Monsieur, je vous en con-
jure, au nom de l’honnêteté… »

Je songeais à toutes ces choses,
l’autre soir, à l’Olympia[5][5] C’est dans ce célèbre music-hall, 28 boulevard des Capucines, que la première eut lieu. Les places coûtaient 2 francs, ce qui fut le prix normal d’une entrée au cinéma en 1938. ; et moi qui
étais venu à ce film, dans les jours
angoissants que nous vivons, avec
l’espérance de m’associer à un acte
d’amour collectif envers la Nation
française une et indivisible[6][6] Mauriac reprend la devise révolutionnaire qu’il avait déjà appliquée au « visage » de la France dans son article du 25 février., je me
suis senti rejeté, par tant d’injustice
et de parti pris, d’un côté de la bar-
ricade, et j’aurais volontiers crié :
« Vive la Reine ! » si j’avais pu ou-
blier un seul instant que cette ravis-
sante personne aux sourcils épilés, à
la figure un peu maussade, était
Mlle Delamare[7][7] Le rôle de Marie-Antoinette fut effectivement tenu par Lise Delamare (1913-2006). Pierre Renoir joua Louis XVI et la grande vedette de l’époque Louis Jouvet incarna le procureur syndic Roederer., de la Comédie-Fran-
çaise.

Je revoyais en esprit les mots que
la Reine écrivit de sa main sur le
testament interrompu par le bour-
reau : « J’avais des amis… » Elle
en a encore, elle en aura toujours.

La seule excuse d’un film histori-
que tel que la Marseillaise (qui du
point de vue de l’art ne peut être
qu’une erreur, les photographies de
Louis XVI et de Marie-Antoinette
constituant en soi une erreur comi-
que et même grotesque), sa seule
excuse eût été de nous montrer que
l’histoire de France, en dépit de
tant de divisions et de sang répan-
du, compose la trame serrée d’une
tunique sans couture[8][8] Allusion au vêtement de Jésus — « la tunique était sans couture, tissée d’une pièce à partir du haut » (Jn, 19, 23) — tiré au sort par les soldats lors du crucifiement. ; c’eût été de
réconcilier dans notre cœur et
dans notre esprit les soldats de Val-
my et la reine de France[9][9] Deux images pour souligner encore une fois la réconciliation voulue par Mauriac : Valmy, journée héroïque des armées révolutionnaires, Marie-Antoinette reine martyre..



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