François Mauriac nous parle d’<q>Asmodée</q>

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André Warnod François Mauriac nous parle d’<q>Asmodée</q> Le Figaro théâtre 5 1937-11-16 Paris Le Figaro

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Mardi 16 novembre 1937 Le Figaro FRANÇOIS MAURIAC nous parle D’ASMODÉE

L’ARRIVÉE de François Mauriac au théâtre est un événement très attendu, et c’est tout à l’honneur de la Comédie-Française de monter la première pièce du grand romancier. La création de Asmodée soulève un vif mouvement de curiosité. M. François Mauriac a bien voulu nous parler de sa pièce.

— Du sujet même, permettez-moi de ne pas vous en dire grand’chose.

— Le sujet d’ailleurs, l’anecdote ne doit pas être, je le présume, ce qui compte le plus. Quel est le climat de votre pièce ?

— L’action se passe en province, dans une famille. Le drame naît du drame que chacun des personnages porte en soi et qui va en s’intensifiant d’acte en acte. L’action avance par la passion des personnages, beaucoup plus que par les faits. C’est un drame intérieur. L’amour en est le grand maître.

— Dans une atmosphère noire ?

— Je n’ai pas essayé d’être un autre homme que celui que je suis dans mes romans. Mon principal personnage est très sombre et très malheureux. Je montre plutôt le côté tragique de la vie, mais cependant toute une force de lumière jaillit de la jeunesse et de l’enfance des nouveaux venus dans la famille que je mets en scène.

— Et votre titre ? Asmodée ? S’agit-il du Diable de Lesage qui soulevait le toit des maisons pour voir ce qui s’y passait ?

— C’est une image. Un de mes personnages joue en effet, si l’on veut, le rôle d’Asmodée.

— Abordant le théâtre après le roman, y apportez-vous quelque chose de neuf ?

— En toute humilité, je vous dirai que je ne le crois pas. Non, je ne crois pas apporter quelque chose de nouveau. J’ai essayé de résoudre les problèmes que je me pose, comme spectateur, quand je vais au théâtre. Je ne suis d’ailleurs pas sûr du tout de les avoir résolus. Ma pièce a cinq actes. Je ne suis pas un écrivain d’avant-garde, je n’ai pas cherché une forme nouvelle d’art dramatique. Je suis de ceux qui aiment mettre le vin nouveau dans de vieilles outres.

— Vous me parliez tout à l’heure des problèmes que vous aviez cherché à résoudre. Quels problèmes ?

— J’ai essayé de donner de l’intérêt à tous mes personnages. J’ai horreur des utilités, des personnages de second plan qui n’ont ni force ni couleur et qui ne sont là que pour Dessin : François Mauriac (vu par Don.) les besoins de la cause. Chacun de mes personnages a sa vie propre. Ils ont tous leur drame à eux. Le fait que je suis romancier me portait naturellement à concevoir les choses ainsi. Mais une pièce n’est pas un roman, il faut au théâtre un personnage qui serve d’axe. C’est là où j’ai rencontré les plus grandes difficultés à écrire ma pièce. C’est ce qui m’a obligé à y travailler longtemps, après l’avoir à peu près terminée, à la récrire. J’ai dû centrer ma pièce sur un personnage principal. Je ne dirai jamais assez quelle reconnaissance je garde à Édouard Bourdet et à Jacques Copeau qui m’ont aidé de leurs conseils et de leur expérience. Jacques Copeau est un metteur en scène miraculeux. Je lui ai laissé une marge énorme, c’est presque une adaptation qu’il avait à faire.

— Et l’écriture ?

— J’estime que c’est là une chose très importante. Une des choses que j’ai le plus cherchées, c’est le style théâtre. Je suis gêné par le réalisme trop direct du dialogue, les phrases sténographiées du langage courant, tout ce qui rend enfin la pièce illisible si on la publie. Je suis gêné également par le style poétique qui risque de placer les personnages en marge de la vie. Je n’affirme pas que j’ai résolu le problème. J’ai essayé d’atteindre un dialogue quotidien, mais qui soit tout de même un dialogue écrit. Y suis-je parvenu ? Le public et la critique me le diront.

— Quelles impressions avez-vous du monde du théâtre après votre premier contact avec lui ?

— J’en suis enthousiasmé. On m’avait mis en garde, on m’avait dit que je souffrirais beaucoup. Eh bien ! pas du tout. Au contraire. Je suis en admiration devant le dévouement des acteurs, l’amour qu’ils ont pour leur art, le don de soi qu’ils consentent à tout instant. J’ai fait à leur sujet des observations passionnantes. Je ne puis encore vous l’expliquer, mais je compte bien l’écrire un jour… Je trouve merveilleux de voir mes personnages naître lentement. Et puis, la vie, le travail des répétitions ! On sent que quelque chose ne va pas. On cherche, tout le monde y met du sien. Et puis, tout d’un coup, on trouve. Jusqu’à présent, le théâtre m’a donné une joie de tous les instants, mes interprètes m’ont comblé. Cela dépend à présent du public et de la critique pour que ma joie dure.

André Warnod.