Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

François Mauriac nous parle d’ « Asmodée »

Mardi 16 novembre 1937
Le Figaro

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FRANÇOIS MAURIAC
nous parle
D’ « ASMODÉE »

L’ARRIVÉE de François Mauriac
au théâtre est un événement
très attendu, et c’est tout à
l’honneur de la Comédie-Fran-
çaise de monter la première pièce du
grand romancier. La création de
Asmodée soulève un vif mouvement
de curiosité. M. François Mauriac a
bien voulu nous parler de sa pièce.

« — Du sujet même, permettez-moi
de ne pas vous en dire grand’chose. »

« — Le sujet d’ailleurs, l’anecdote
ne doit pas être, je le présume, ce
qui compte le plus. Quel est le « cli-
mat » de votre pièce ? »

« — L’action se passe en province,
dans une famille. Le drame naît du
drame que chacun des personnages
porte en soi et qui va en s’intensi-
fiant d’acte en acte. L’action avance
par la passion des personnages, beau-
coup plus que par les faits. C’est un
drame intérieur. L’amour en est le
grand maître. »

« — Dans une atmosphère noire ? »

« — Je n’ai pas essayé d’être un au-
tre homme que celui que je suis dans
mes romans. Mon principal person-
nage est très sombre et très malheu-
reux. Je montre plutôt le côté tragi-
que de la vie, mais cependant toute
une force de lumière jaillit de la
jeunesse et de l’enfance des nouveaux
venus dans la famille que je mets
en scène. »

« — Et votre titre ? Asmodée ? S’a-
git-il du Diable de Lesage qui soule-
vait le toit des maisons pour voir
ce qui s’y passait ? »

« — C’est une image. Un de mes per-
sonnages joue en effet, si l’on veut,
le rôle d’Asmodée. »

« — Abordant le théâtre après le
roman, y apportez-vous quelque
chose de neuf ? »

« — En toute humilité, je vous dirai
que je ne le crois pas. Non, je ne
crois pas apporter quelque chose de
nouveau. J’ai essayé de résoudre les
problèmes que je me pose, comme
spectateur, quand je vais au théâtre.
Je ne suis d’ailleurs pas sûr du tout
de les avoir résolus. Ma pièce a cinq

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actes. Je ne suis pas un écrivain
d’avant-garde, je n’ai pas cherché
une forme nouvelle d’art dramatique.
Je suis de ceux qui aiment mettre
le vin nouveau dans de vieilles
outres. »

« — Vous me parliez tout à l’heure
des problèmes que vous aviez cher-
ché à résoudre. Quels problèmes ? »

« — J’ai essayé de donner de l’inté-
rêt à tous mes personnages. J’ai hor-
reur des « utilités » , des personnages
de second plan qui n’ont ni force
ni couleur et qui ne sont là que pour
[Note: Dessin : « François Mauriac (vu par Don.) » ] les besoins de la cause. Chacun de
mes personnages a sa vie propre. Ils
ont tous leur drame à eux. Le fait
que je suis romancier me portait na-
turellement à concevoir les choses
ainsi. Mais une pièce n’est pas un
roman, il faut au théâtre un person-
nage qui serve d’axe. C’est là où j’ai
rencontré les plus grandes difficultés
à écrire ma pièce. C’est ce qui m’a

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obligé à y travailler longtemps, après
l’avoir à peu près terminée, à la
récrire. J’ai dû centrer ma pièce sur
un personnage principal. Je ne dirai
jamais assez quelle reconnaissance
je garde à Édouard Bourdet et à
Jacques Copeau qui m’ont aidé de
leurs conseils et de leur expérience.
Jacques Copeau est un metteur en
scène miraculeux. Je lui ai laissé une
marge énorme, c’est presque une
adaptation qu’il avait à faire. »

« — Et l’écriture ? »

« — J’estime que c’est là une chose
très importante. Une des choses que
j’ai le plus cherchées, c’est le style
théâtre. Je suis gêné par le réalisme
trop direct du dialogue, les phrases
sténographiées du langage courant,
tout ce qui rend enfin la pièce illi-
sible si on la publie. Je suis gêné
également par le style poétique qui
risque de placer les personnages en
marge de la vie. Je n’affirme pas que
j’ai résolu le problème. J’ai essayé
d’atteindre un dialogue quotidien,
mais qui soit tout de même un dia-
logue écrit. Y suis-je parvenu ? Le
public et la critique me le diront. »

« — Quelles impressions avez-vous
du monde du théâtre après votre
premier contact avec lui ? »

« — J’en suis enthousiasmé. On m’a-
vait mis en garde, on m’avait dit que
je souffrirais beaucoup. Eh bien !
pas du tout. Au contraire. Je suis en
admiration devant le dévouement des
acteurs, l’amour qu’ils ont pour leur
art, le don de soi qu’ils consentent
à tout instant. J’ai fait à leur sujet
des observations passionnantes. Je
ne puis encore vous l’expliquer, mais
je compte bien l’écrire un jour… Je
trouve merveilleux de voir mes per-
sonnages naître lentement. Et puis,
la vie, le travail des répétitions ! On
sent que quelque chose ne va pas.
On cherche, tout le monde y met du
sien. Et puis, tout d’un coup, on
trouve. Jusqu’à présent, le théâtre
m’a donné une joie de tous les ins-
tants, mes interprètes m’ont comblé.
Cela dépend à présent du public et
de la critique pour que ma joie dure. »

André Warnod.


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