Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Avez-vous retrouvé dans la vie les héros que vous aviez créés ?

Samedi 17 avril 1937
Les Nouvelles littéraires

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Avez-vous retrouvé dans la vie les héros que vous aviez créés ?

[1][1] Photo : « Roland Dorgelès chez lui (Photo Schall) »

Il arrive aux romanciers, qui ont pour métier d’imiter la vie, d’être copiés par elle.

Je l’imagine qui se penche sur leur dos, feuillette leurs livres et s’écrie :

« Tiens, pas mal... Si j’en faisais autant ? »

Et vous, la vie vous a-t-elle copiés ? Voici la question que notre collaborateur Paul Mourousy[2][2] Paul Mourousy (1915–2002), jeune écrivain français à l’époque dont le premier roman, Le Bandeau de lumière, parut en 1933 chez les Éditions de la Renaissance du Livre. A partir des années 1980, il fut surtout connu pour ses romans historiques. a posée à Mme Myriam Harry[3][3] Myriam Harry (1869–1958), de son vrai nom Maria Rosette Shapira, avait reçu le tout premier prix Femina en 1905 pour son roman La Conquête de Jérusalem (Calmann-Lévy, 1904)., à MM. Claude Farrère[4][4] Claude Farrère (1876–1957), de son vrai nom Frédéric-Charles Bargone, avait reçu le prix Goncourt en 1905 pour son troisième roman, Les Civilisés (Paul Ollendorff, 1905). Auteur prolifique pendant l’entre-deux-guerres, il fut élu à l’Académie française le 28 mars 1935, battant Paul Claudel. La réaction de Mauriac occupe une place importante sur la page du site de l’Académie française consacrée à Claude Farrère : « Sur cette élection qu’il jugeait « la plus scandaleuse qui se soit jamais perpétrée quai Conti » , François Mauriac a laissé, dans son Bloc-notes, quelques lignes pour le moins âpres : « La honte que je ressentis me déniaisa d’un seul coup. J’ouvris les yeux, je regardai au tour de moi, j’observai de plus près cette assemblée auguste, et je compris. C’était notre Pierre Benoît, si gentil, si rusé, né pour l’intrigue, et qui en quinze jours avait noué les fils... c’était l’élection de Charles Maurras que ses disciples préparaient dans un climat politique fiévreux, en ces années d’avant le désastre. » [BN, III, 434] » [http://www.academie-francaise.fr/immortels/base/academiciens/fiche.asp?param=567], François Mauriac, André Maurois[5][5] André Maurois (1885–1967), de son vrai nom Émile Salomon Wilhelm Herzog, commença sa carrière de romancier en 1918 avec la publication des Silences du colonel Bramble chez Grasset. Grâce aussi à son succès en tant que biographe, il fut élu à l’Académie française en juin 1938, événement salué un mois plus tard par Mauriac dans un long article paru dans La Revue de Paris [hyperlien]., Roland Dorgelès[6][6] Roland Dorgelès (1885–1973), de son vrai nom Roland Lecavelé, remporta le prix Femina en 1919 pour son roman Les Croix de bois (Albin Michel, 1919) et devint membre de l’Académie Goncourt en 1929, la présidant de 1954 jusqu’à sa mort. et Henry de Montherlant[7][7] Henry Marie Joseph Frédéric Expedite Millon de Montherlant (1895–1972) débuta comme essayiste et romancier dans l’après-guerre avec La Relève du matin (Société littéraire de France, 1920) et Le Songe (Grasset, 1922). Il fut élu à l’Académie française en 1960..

[…][8][8] Suit la réponse de Roland Dorgelès.

LA SUITE A LA DEUXIÈME PAGE

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SUITE DE LA PREMIÈRE PAGE

[…][9][9] Suivent les réponses de Myriam Harry et de Claude Farrère.

M. FRANÇOIS MAURIAC de l’Académie Française

— La vie ? Elle confond toute imagination. Le romancier ne lui vient pas à la cheville. Quand elle l’imite, c’est pour le dépasser. « Genitrix[10][10] Avec la publication de Genitrix (Grasset, 1923), Mauriac réussit à s’imposer comme un des grands romanciers de sa génération. Comme il l’écrit le 15 février 1924 dans le Journal d’un homme de trente ans : « Avec Genitrix, je connais la célébrité » (OA, p. 269). » est devenu un fait divers, mais plus tragique.

Dans mon roman, Mme Cazenave n’est responsable que moralement de la mort de sa bru[11][11] Mère jalouse et possessive, Félicité Cazenave laisse mourir sa jeune rivale Mathilde, épouse de son fils adoré, Fernand.. Le Nord a vécu, voilà deux ou trois ans, le même drame ; mais la belle-mère cette fois tue carrément sa belle-fille.

Une « Thérèse Desqueyroux » défraya la chronique des Landes au moment où je mettais la dernière main à ce livre[12][12] Thérèse Desqueyroux parut chez Grasset en 1927 ; le roman avait d’abord paru dans la Revue de Paris du 15 novembre 1926 au 1er janvier 1927.. Je fus même accusé d’avoir pris là mon modèle[13][13] En fait, ce fut un autre fait divers — le procès de Mme Canaby en 1906 — qui servit de modèle à Mauriac lors de la rédaction de son roman vingt ans plus tard. Voir les notes de Jacques Petit (ORTC, II, 924).. De ce crime j’étais parfaitement innocent. La vie nous copie et n’en sait rien. Nous la copions aussi parfois sans la savoir. Un peu comme M. Jourdain faisait de la prose[14][14] Créé par Molière, M. Jourdain est le personnage principal du Bourgeois Gentilhomme (1670). Quand le maître de philosophie lui explique « qu’il n’y a pour s’exprimer que la prose, ou les vers » , M. Jourdain exclame : « Par ma foi ! il y a plus de quarante ans que je dis de la prose sans que j’en susse rien, et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela » (II, 4 ; http://fr.wikisource.org/wiki/Le_Bourgeois_gentilhomme#Sc.C3.A8ne_IV). !

L’académicien sourit. Un sourire, dans son visage que l’on croirait sorti d’une toile du Greco[15][15] Domínikos Theotokópoulos, dit El Greco (1541–1614), fut un peintre grec qui s’installa à Tolède en Espagne ; il y a une certaine ressemblance entre son autoportrait et le visage d’un Mauriac plus âgé [http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/0/01/El_greco.JPG/528px-El_greco.JPG], est rare, et d’autant plus précieux.

Le boute-en-train Théophile Gautier, dont M. François Mauriac habite l’avenue[16][16] La famille Mauriac s’installa au 38 avenue Théophile Gautier (Paris 16e) à la fin de 1930., devrait bien de temps en temps lui souffler à l’oreille quelque plaisanterie pour le dérider. Quelques phrases du « Capitaine Fracasse[17][17] Le Capitaine Fracasse (Charpentier, 1863) est un roman de cape et d'épée de Théophile Gautier. » dans la traversée du « Désert de l’Amour[18][18] Titre d’un roman de Mauriac paru chez Grasset en 1925. » !

[…][19][19] Suivent les réponses d’André Maurois et de Henry de Montherlant.

Paul MOUROUSY.


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