Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Le Centenaire de « Port-Royal » : Ce que Paul Valéry François Mauriac et Jean Cocteau pensent de Sainte-Beuve

Samedi 23 octobre 1937
Le Figaro

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LE CENTENAIRE DE « PORT-ROYAL » Ce que Paul Valéry François Mauriac et Jean Cocteau pensent de Sainte-Beuve

II

… Poursuivant ses démarches, l’enquêteur veut se réconforter à présent par la considération que toute l’œuvre en prose de M. Paul Valéry — sauf les notes discontinues des cahiers intimes — fut exécutée « sur commande et sur mesure » , ce qui doit logiquement entraîner que l’auteur de Variétés se trouve mieux disposé que quiconque à traiter à l’improviste n’importe quelle question… Mais le voici fort ému d’être soudain élevé à la dignité de petite cause capable de ce grand effet : une réponse particulière de la rare machine-à-penser-en-beauté qui habite cette tête ravagée d’intelligence.

Paul Valéry ne doit rien à Sainte-Beuve…

« — Port-Royal…, Sainté-Beuve…, le jansénisme ?… »

« — Quel sujet ennuyeux ! Vous aggravez ma migraine. Et je n’ai pas un sou d’esprit aujourd’hui… »

« — Pas un sou ! Ah ! qui n’échangerait sa fortune contré cette pauvreté-là !… »

Le rébarbatif sujet, M. Paul Valéry l’accepte pourtant.

« Je crois que les jansénistes correspondent en France au mouvement puritain anglais. La France, heureusement, leur a échappé, mais elle en a reçu une teinture générale. »

« » Ils me plairaient par un côté, par cette rigueur appliquée aux choses dé l’esprit, — si cette rigueur n’était pas limitée. A cause de leur étroitesse, je les déteste. (Et je ne dis pas que j’ai raison. Car je déteste aussi qu’on veuille avoir raison : c’est bon, précisément pour des jansénistes ! »

« — Ayez-vous tiré quelque profit de la lecture de Port-Royal ? »

« — Aucun… »

Un temps. Et le poète de Charmes répète avec fermeté :

« — Aucun ! »

« » Je crois que Sainte-Beuve était un grand esprit, un homme d’une intelligence extrêmement pénétrante. Ses études sont d’une variété surprenante et jusque sur l’art militaire il a dit des choses d’une compréhension et d’une lucidité admirables. Mais, en fait de critique, je n’apprécie guère que celle où je puis trouver un enseignement que j’oserai appeler technique, en dépit de l’abus que l’on fait de ce mot, — abus symétrique et égal à celui des autres mystiques… »

« — L’homme ? »

« — Je ne sais pas grand’chose sur lui, sinon qu’il fut sénateur et qu’il mourut de la pierre. D’ailleurs, je suis assez peu porté à m’intéresser aux biographies des hommes illustres, je veux dire aux circonstances par quoi leur vie ne se discerne pas de celle des autres hommes. Si l’on me dit, par exemple, que tel poète a connu de grandes amours et si l’on ne me montre pas d’une façon précise comment cet amour a [1][1] PHOTO DE PAUL VALÉRY pu avoir part à son talent, comme on ne s’occupe de lui que parce qu’il eut un grand talent, ses amours n’ont pas plus d’intérêt que celles de n’importe qui. »

« — C’est la condamnation de l’usage de la biographie en critique ! »

« — Je vous dirai franchement ma pensée. Cet usage me fait souvent l’impression d’un produit de remplacement, d’un ersatz… Ce sont des thèmes assez faciles qui tiennent lieu d’une étude vraiment profonde et utile sur l’essentiel, — qui est l’œuvre et la pensée. Au contraire, et en contraste avec la curiosité moderne, je voudrais que les grands hommes ne fussent connus que par ce qu’ils ont fait. Serions-nous beaucoup plus avancés si nous savions quelque chose sur Shakespeare, sur lequel nous ne savons rien ? Le Livre de Job et le Cantique des Cantiques sont-ils des œuvres moins importantes pour ne porter le nom de personne ? Je trouve qu’il y a quelque chose d’imposant dans l’anonymat de ces grandes œuvres qui traversent les âges nues comme des rocs sur lesquels ni racontars, ni états civils, ni anecdotes, ni histoires scandaleuses ne poussent. »

J’en reviens à l’influence des Solitaires de Port-Royal :

« — Cet esprit a-t-il survécu dans nos Lettres ? Y a-t-il encore des écrivains jansénistes ?… »

« — Je n’en vois pas. »

J’en ai fini avec mes questions. Alors, me désignant sur la cheminée une couple de toiles fraîchement peintes — les portraits de deux conques marines semblables à celle qui vient de lui inspirer la miraculeuse analyse de l’Homme et la Coquille — M. Paul Valéry se lève et soupire :

« — Je n’étais pas fait pour écrire. Tenez, voilà ce qui m’amuse vraiment… »

François Mauriac aime Sainte-Beuve et abhorre le jansénisme…

Aux cimaises du salon, des Dufresnes aux tons rares, un léger paysage de Lacoste, peint avec la lumière même du matin ; la Tour Eiffel en pied dans la fenêtre ouverte. Et puis tout s’efface : apparition de M. François Mauriac.

« — Excusez-moi ! Je ne dispose que de [2][2] PHOTO DE FRANCOIS MAURIAC quelques minutes. Posez-moi des questions précises… »

Là, l’on s’excusait de manquer d’esprit. Ici, l’on manque de temps… Pauvres journalistes, navrés de tomber toujours mal ! Heureux journalistes, qui finalement font tout de même leur miel !

Hâtons-nous donc :

« — Port-Royal… Lecture… Bénéfice ?… »

« — Immense ! »

Et M. François Mauriac de me dévisager avec un certain étonnement, comme si la chose n’allait pas de soi.

« — Pour moi, reprend-il, c’est là une des œuvres capitales du dix-neuvième siècle. Je suis frappé de voir combien on a peu ajouté à ce que Sainte-Beuve apporta… (Il me faut le constater malgré toute mon admiration pour l’abbé Bremond…) »

« — Le caractère humain, trop humain du critique ?… »

« — Je ne partage pas du tout l’espèce d’antipathie qu’il inspire à beaucoup. Il a été plus intelligent que la plupart de ses contemporains… D’autre part, il y a là tout un drame spirituel dont on ne tient pas assez compte et l’affreuse attitude de la fin de sa vie représente beaucoup de souffrances… »

« — L’histoire d’Adèle Hugo… »

« — Ne m’intéresse pas. On a déversé à ce sujet une littérature démesurée. Il est impossible de juger un homme sur une aventure amoureuse. Cela vous échappe complètement. Et pour ma part, je répugne à m’en occuper. »

« — Le jansénisme… »

« — On me traite parfois de janséniste… Sans doute ai-je subi profondément, comme tous les catholiques français, l’influence de Port-Royal. (Prenez n’importe quelle vieille dévote de province : elle est janséniste !) Mais, cette influence, je l’ai subie comme un poison, et le jansénisme en tant que doctrine — et bien qu’il ait créé des états pathétiques qui me retiennent — je le repousse de toute la force de mon esprit, je le hais ! »

Fernand Lot.

(Voir la suite page 7.)

Page 7
Le Centenaire de « Port-Royal »
(Suite de la cinquième page.)

« — Voyez-vous dans nos Lettres actuelles des types de jansénistes ?… »

« — Je n’en aperçois pas. »

« — Bernanos ? Jouhandeau ?… »

M. François Mauriac proteste :

« — Mais ils ne le sont pas le moins du monde, monsieur ! »

Jean Cocteau, dans une levée de boucliers…

Tandis que, d’un long pinceau pareil à la baguette de Merlin, il en était encore à dessiner à l’encre de Chine de médiévales figures sur les boucliers blancs dont il décorait la salle du théâtre de l’Œuvre — une demi-heure avant que le rideau se levât pour la première fois sur ses Chevaliers de la Table ronde — à l’aise dans le branle-bas général comme une salamandre dans le feu, M. Jean Cocteau m’a dit : Sainte-Beuve ? Oui, bien sûr, je l’ai lu, comme tout le monde. Exemple à suivre et à ne pas suivre… Il loue toujours dans un poète son côté périssable, il préconise justement ce qui, de ce poète, disparaîtra. Il est là pour ne voir que les défauts d’accrochage. Jamais il ne perçoit le miracle. Il n’a rien vu dans Baudelaire, par exemple, de ce que nous admirons en lui aujourd’hui : les brocs sous les bosquets, les violons derrière la colline…

« — Port-Royal ?… »

Mais ce n’est pas aux tomes de Sainte-Beuve que M. Jean Cocteau veut songer : c’est à Port-Royal même :

« — Lieu terrible et charmant, lieu extraordinaire… Il y a eu là une réussite théâtrale de gravité à quoi l’on ne saurait comparer dans le monde que le Bayreuth de Wagner et le Weimar de Gœthe… »

« » Et quel piège ! En ayant l’air de les contraindre au silence, on leur donnait de la voix… De sorte que c’est la bruyante mise en lumière de leur effacement, et que bientôt l’on n’entend plus que le vacarme de leur humilité, le tintamarre de leur sagesse !… Attirer tous les yeux sur un endroit modeste, cela suppose un dynamisme fou, n’est-ce pas ?… Tous ces grands mystères sont devenus beaucoup plus dif[3][3] PHOTO DE JEAN COCTEAUficiles. A cause du journalisme : plus de coins d’ombre : partout, des becs de gaz, des ampoules électriques… Mais ils peuvent exister encore, bien entendu. Et il en existe en effet : les jésuites, l’Intelligence Service, le Ku-Klux-Klan, etc. Des écrivains jansénistes ?… Jouhandeau, peut-être. Je dis : peut-être : je ne suis pas assez renseigné… En tout cas, il est bien certain que le jansénisme fut une chose trop violente, trop noire — du noir du lierre — pour ne pas donner son empreinte à tout un pays… »

***

Il serait impertinent de clore cette enquête sans prononcer le nom de M. Jean Bonnerot, qui a voué sa vie entière à l’étude de Sainte-Beuve, et que certains des propos recueillis ici affligeront sans doute…

Il faudrait aussi une rapide conclusion. Mais que conclure, sinon à l’éternelle et troublante diversité des jugements humains ? Père nourricier pour les uns, stérile étranger au regard des autres, aimé par celui-ci, haï par celui-là, célébré pour sa grande âme, honni pour sa bassesse, proclamé grand écrivain, méprisé comme cacographe, qualifié de subtilissime, traité de sourd mental : tous les rhumbs de la Rose ! Et six voix célèbres y ont suffi…

Fernand Lot.

Errata. — Deux coquilles se sont glissées dans le précédent article. Précisons que c’est à Szeged, et non à Zagreb, que professe M. Bela Zsolnay ; et que les deux romans que le jansénisme a inspirés à M. André Thérive s’intitulent le Troupeau galeux et Le plus grand Péché.



Date:
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