II
… Poursuivant ses démarches, l’enquê-
teur
veut se réconforter à présent par la
considération que toute l’œuvre en prose de
M. Paul Valéry — sauf les notes disconti-
nues
des cahiers intimes — fut exécutée
« sur commande et sur mesure » , ce qui
doit logiquement entraîner que l’auteur de
Variétés se trouve mieux disposé que qui-
conque
à traiter à l’improviste n’importe
quelle question… Mais le voici fort ému
d’être soudain élevé à la dignité de petite
cause capable de ce grand effet : une ré-
ponse
particulière de la rare machine-à-
penser-en-beauté
qui habite cette tête rava-
gée
d’intelligence.
« — Port-Royal…, Sainté-Beuve…, le jansé-
nisme ?… »
« — Quel sujet ennuyeux ! Vous aggravez
ma migraine. Et je n’ai pas un sou d’esprit
aujourd’hui… »
« — Pas un sou ! Ah ! qui n’échangerait
sa fortune contré cette pauvreté-là !… »
Le rébarbatif sujet, M. Paul Valéry l’ac-
cepte
pourtant.
« Je crois que les jansénistes corres-
pondent
en France au mouvement puri-
tain
anglais. La France, heureusement, leur
a échappé, mais elle en a reçu une teinture
générale. »
« » Ils me plairaient par un côté, par cette
rigueur appliquée aux choses dé l’esprit,
— si cette rigueur n’était pas limitée. A
cause de leur étroitesse, je les déteste. (Et
je ne dis pas que j’ai raison. Car je dé-
teste
aussi qu’on veuille avoir raison :
c’est bon, précisément pour des jansénis-
tes ! »
« — Ayez-vous tiré quelque profit de la
lecture de Port-Royal ? »
« — Aucun… »
Un temps. Et le poète de Charmes répète
avec fermeté :
« — Aucun ! »
« » Je crois que Sainte-Beuve était un
grand esprit, un homme d’une intelligence
extrêmement pénétrante. Ses études sont
d’une variété surprenante et jusque sur l’art
militaire il a dit des choses d’une com-
préhension
et d’une lucidité admirables.
Mais, en fait de critique, je n’apprécie
guère que celle où je puis trouver un en-
seignement
que j’oserai appeler technique,
en dépit de l’abus que l’on fait de ce mot,
— abus symétrique et égal à celui des au-
tres
mystiques… »
« — L’homme ? »
« — Je ne sais pas grand’chose sur lui,
sinon qu’il fut sénateur et qu’il mourut de
la pierre. D’ailleurs, je suis assez peu porté
à m’intéresser aux biographies des hom-
mes
illustres, je veux dire aux circonstan-
ces
par quoi leur vie ne se discerne pas de
celle des autres hommes. Si l’on me dit,
par exemple, que tel poète a connu de
grandes amours et si l’on ne me montre pas
d’une façon précise comment cet amour a
[1][1] PHOTO DE PAUL VALÉRY
pu avoir part à son talent, comme on ne
s’occupe de lui que parce qu’il eut un
grand talent, ses amours n’ont pas plus
d’intérêt que celles de n’importe qui. »
« — C’est la condamnation de l’usage de
la biographie en critique ! »
« — Je vous dirai franchement ma pensée.
Cet usage me fait souvent l’impression
d’un produit de remplacement, d’un er-
satz…
Ce sont des thèmes assez faciles qui
tiennent lieu d’une étude vraiment profon-
de
et utile sur l’essentiel, — qui est l’œu-
vre
et la pensée. Au contraire, et en con-
traste
avec la curiosité moderne, je vou-
drais
que les grands hommes ne fussent
connus que par ce qu’ils ont fait. Serions-
nous
beaucoup plus avancés si nous sa-
vions
quelque chose sur Shakespeare, sur
--- nouvelle colonne ---
lequel nous ne savons rien ? Le Livre de
Job et le Cantique des Cantiques sont-ils
des œuvres moins importantes pour ne
porter le nom de personne ? Je trouve
qu’il y a quelque chose d’imposant dans
l’anonymat de ces grandes œuvres qui
traversent les âges nues comme des rocs
sur lesquels ni racontars, ni états civils,
ni anecdotes, ni histoires scandaleuses ne
poussent. »
J’en reviens à l’influence des Solitaires
de Port-Royal :
« — Cet esprit a-t-il survécu dans nos
Lettres ? Y a-t-il encore des écrivains jan-
sénistes ?… »
« — Je n’en vois pas. »
J’en ai fini avec mes questions. Alors,
me désignant sur la cheminée une couple
de toiles fraîchement peintes — les por-
traits
de deux conques marines sembla-
bles
à celle qui vient de lui inspirer la
miraculeuse analyse de l’Homme et la Co-
quille
— M. Paul Valéry se lève et sou-
pire :
« — Je n’étais pas fait pour écrire. Te-
nez,
voilà ce qui m’amuse vraiment… »
Aux cimaises du salon, des Dufresnes
aux tons rares, un léger paysage de La-
coste,
peint avec la lumière même du ma-
tin ;
la Tour Eiffel en pied dans la fenêtre
ouverte. Et puis tout s’efface : apparition
de M. François Mauriac.
« — Excusez-moi ! Je ne dispose que de
[2][2] PHOTO DE FRANCOIS MAURIAC
quelques minutes. Posez-moi des ques-
tions
précises… »
Là, l’on s’excusait de manquer d’esprit.
Ici, l’on manque de temps… Pauvres jour-
nalistes,
navrés de tomber toujours mal !
Heureux journalistes, qui finalement font
tout de même leur miel !
Hâtons-nous donc :
« — Port-Royal… Lecture… Bénéfice ?… »
« — Immense ! »
Et M. François Mauriac de me dévisa-
ger
avec un certain étonnement, comme
si la chose n’allait pas de soi.
« — Pour moi, reprend-il, c’est là une des
œuvres capitales du dix-neuvième siècle.
Je suis frappé de voir combien on a peu
ajouté à ce que Sainte-Beuve apporta…
(Il me faut le constater malgré toute mon
admiration pour l’abbé Bremond…) »
« — Le caractère humain, trop humain
du critique ?… »
« — Je ne partage pas du tout l’espèce
d’antipathie qu’il inspire à beaucoup. Il
a été plus intelligent que la plupart de
ses contemporains… D’autre part, il y a là
tout un drame spirituel dont on ne tient
pas assez compte et l’affreuse attitude de
la fin de sa vie représente beaucoup de
souffrances… »
« — L’histoire d’Adèle Hugo… »
« — Ne m’intéresse pas. On a déversé à
ce sujet une littérature démesurée. Il est
impossible de juger un homme sur une
aventure amoureuse. Cela vous échappe
complètement. Et pour ma part, je répu-
gne
à m’en occuper. »
« — Le jansénisme… »
« — On me traite parfois de janséniste…
Sans doute ai-je subi profondément, com-
me
tous les catholiques français, l’influen-
ce
de Port-Royal. (Prenez n’importe quelle
vieille dévote de province : elle est jan-
séniste !)
Mais, cette influence, je l’ai su-
bie
comme un poison, et le jansénisme en
tant que doctrine — et bien qu’il ait créé
des états pathétiques qui me retiennent
— je le repousse de toute la force de mon
esprit, je le hais ! »
Fernand Lot.
« — Voyez-vous dans nos Lettres ac-
tuelles
des types de jansénistes ?… »
« — Je n’en aperçois pas. »
« — Bernanos ? Jouhandeau ?… »
M. François Mauriac proteste :
« — Mais ils ne le sont pas le moins du
monde, monsieur ! »
Tandis que, d’un long pinceau pareil
à la baguette de Merlin, il en était encore
à dessiner à l’encre de Chine de médié-
vales
figures sur les boucliers blancs dont
il décorait la salle du théâtre de l’Œuvre
— une demi-heure avant que le rideau se
levât pour la première fois sur ses Cheva-
liers
de la Table ronde — à l’aise dans
le branle-bas général comme une salaman-
dre
dans le feu, M. Jean Cocteau m’a dit :
Sainte-Beuve ? Oui, bien sûr, je l’ai
lu, comme tout le monde. Exemple à sui-
vre
et à ne pas suivre… Il loue toujours
dans un poète son côté périssable, il pré-
conise
justement ce qui, de ce poète, dis-
paraîtra.
Il est là pour ne voir que les dé-
fauts
d’accrochage. Jamais il ne perçoit le
miracle. Il n’a rien vu dans Baudelaire,
par exemple, de ce que nous admirons en
lui aujourd’hui : les brocs sous les bos-
quets,
les violons derrière la colline…
« — Port-Royal ?… »
Mais ce n’est pas aux tomes de Sainte-
Beuve
que M. Jean Cocteau veut songer :
c’est à Port-Royal même :
« — Lieu terrible et charmant, lieu ex-
traordinaire…
Il y a eu là une réussite
théâtrale de gravité à quoi l’on ne saurait
comparer dans le monde que le Bayreuth
de Wagner et le Weimar de Gœthe… »
« » Et quel piège ! En ayant l’air de les
contraindre au silence, on leur donnait de
la voix… De sorte que c’est la bruyante
mise en lumière de leur effacement, et que
bientôt l’on n’entend plus que le vacarme
de leur humilité, le tintamarre de leur sa-
gesse !…
Attirer tous les yeux sur un en-
droit
modeste, cela suppose un dynamis-
me
fou, n’est-ce pas ?… Tous ces grands
mystères sont devenus beaucoup plus dif-
[3][3] PHOTO DE JEAN COCTEAUficiles.
A cause du journalisme : plus de
coins d’ombre : partout, des becs de gaz,
des ampoules électriques… Mais ils peu-
vent
exister encore, bien entendu. Et il
en existe en effet : les jésuites, l’Intelli-
gence
Service, le Ku-Klux-Klan, etc. Des
écrivains jansénistes ?… Jouhandeau,
peut-être. Je dis : peut-être : je ne suis
pas assez renseigné… En tout cas, il est
bien certain que le jansénisme fut une
chose trop violente, trop noire — du noir
du lierre — pour ne pas donner son em-
preinte
à tout un pays… »
***
Il serait impertinent de clore cette en-
quête
sans prononcer le nom de M. Jean
Bonnerot, qui a voué sa vie entière à
l’étude de Sainte-Beuve, et que certains
des propos recueillis ici affligeront sans
doute…
Il faudrait aussi une rapide conclusion.
Mais que conclure, sinon à l’éternelle et
troublante diversité des jugements hu-
mains ?
Père nourricier pour les uns,
stérile étranger au regard des autres, aimé
par celui-ci, haï par celui-là, célébré pour
sa grande âme, honni pour sa bassesse,
proclamé grand écrivain, méprisé comme
cacographe, qualifié de subtilissime, traité
de sourd mental : tous les rhumbs de la
Rose ! Et six voix célèbres y ont suffi…
Errata. — Deux coquilles se sont glissées
dans le précédent article. Précisons que
c’est à Szeged, et non à Zagreb, que pro-
fesse
M. Bela Zsolnay ; et que les deux ro-
mans
que le jansénisme a inspirés à M.
André Thérive s’intitulent le Troupeau
galeux et Le plus grand Péché.