Plongées: un entretien avec M. François Mauriac ou l’auteur en quête de ses personnages
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Plongées
: un entretien avec M. François Mauriac ou l’auteur en quête de ses personnages
PLONGÉESPlongées , Grasset, 1938. Ce recueil de textes regroupe :Thérèse chez le docteur(1933),Thérèse à l’hôtel(1933),Insomnie(1927),Le Rang(prépublié dansCandide le 12 mars 1936) etConte de Noël(1938). L’ensemble de ces textes est repris dans lesORTC , III,Insomnie dans lesORTC , II.
C’est moins à la vie qu’aux ténèbres,
à une sorte d’abîme de souffrances et
de songes qu’un romancier arrache ses
personnages. Il y plonge et il les en
retire, plus ou moins vivaces, plus ou
moins meurtris. C’est affaire de souf
fle
et d’adresse. M. François Mauriac
en est au point où l’on plonge pour le
plaisir, par curiosité.
sultat
de cette pêche aux abîmes. Ce ne
sont point des nouvelles, des histoi
.
Mais une poignée de drames sai
res
sis
à pleine main et remontés tels quels.
Le pêcheur est libre du moins de s’élan
cer
d’où il lui plaît et de choisir son
moment. Et c’est l’inquiétante Thérèse
Desqueyroux que tout d’abord il ramè
ne,
par deux fois, à la surface
elle
devenue depuis l’instant où l’au
teur
l’abandonna, au seuil d’un restau
rant
de la rue Royale jusqu’à sa der
nière
maladie, dans la Avant-propos
de
Elle a vieilli, dans le désordre, presque
dans le fait divers. Son avidité et sa
ruse sont demeurées identiques, mais
teintées d’amertume.
Mais pourquoi Thérèse ? Entre tant
de héros et d’héroïnes, quelle tendres
se,
quelle anxiété ont ramené François
Mauriac vers elle ? Quelle sollicitude
l’a poussé à savoir ce qu’elle avait fait
pendant le temps qu’il l’avait quittée ?
— Ce n’est pas, dit-il, qu’elle m’ait
semblée plus vivante qu’une autre. La
Noémi du
du Conscience, Instinct divin
, dans
autant de réalité. C’est, sans doute,
que Thérèse est un peu plus nébuleuse,
que son destin fut m’oins nettement dé
fini.
Avec tout ce qu’elle portait en elle,
elle pouvait courir plus d’une aventure
ou plus d’une chance. J’ai voulu savoir
ce qu’il en advenait.
— Un critique attentif aurait pu
prévoir votre souci.
roux
un avertissement liminaire. Vous di
siez,
il m’en souvient : J’aurais vou
Ce grand espoir sem
lu
que la douleur, Thérèse, te livre à
Dieu… Du moins sur ce trottoir où je
t’abandonne, j’ai l’espérance que tu
n’es pas seule
ble
bien avoir été déçu, Thérèse en re
paraissant
ne se montre pas digne en
core
de ce nom de sainte LocusteNotes et Variantes
, p. 931 : Nom de l’empoisonneuse qui prépara pour Néron le poison destiné à Britannicus ; dans le premier manuscrit, Mauriac donne ce
sous-titre
à son roman, ce qui traduit l’intention évidente à cet instant de sauver
Thérèse.
vous souhaitiez pour elle. Elle revient
toute pétrie par les êtres qu’elle a ai
més
et qui l’ont aimée. La même âme
mêlée à ce corps de boue… Faut-il en
conclure que vous vous souciez du des
tin
de tous vos personnages ? Nous
donnerez-vous leur histoire complète ?
— Non pas. Je ne suis pas pour le
roman-fleuveRoman-fleuve et roman-ruisseau
. Elle a été reprise dans :
sonnages
passe d’un roman à l’autre,
si je me plais parfois à le reprendre, à
l’agiter un instant, à le mettre sous
une lumière différente, il faut porter
cela au compte des hasards de la créa
tion.
Je suis très résigné à écrire de
petites histoires. En revanche je veux
chaque fois bâtir sur du neuf. Il n’est
pas tellement agréable d’écrire, au
moins faut-il que cela vous aide à dé
couvrir
des êtres inconnus. De vieux
breraient.
En fait, nous sommes tous
plus ou moins hantés par le désir
de laisser une œuvre qui nous survive
et il nous semble que plus cette œuvre
est vaste, moins elle a chance de périr.
C’est une illusion dont je me défends.
— Et cet autre récit de votre livre :
d’un roman à écrire, le prologue d’un
drame qui s’esquisse ?
— Non. Une coupe dans l’épaisseur
d’une vie. Tous les drames n’offrent
tout entier en ces quelques pages.
— De votre
plongée
vous avez
ramena cette douleur qui se perdait
. C’est l’attrait d’un
dans le sableAvant-propos
de
livre comme
liens de tendresse, de pitié qui unissent
l’auteur à ses personnages, aussi le
lecteur est-il excusable d’éprouver
quelque curiosité indiscrète. Quant à
moi, je ne peux me défendre de son
ger
à la part que vos livres ont em
pruntée
à la vie, à ce qui peut traîner
en eux de souffrance vraie, de larmes
non feintes, d’amour enfin. C’est enco
re
la préface de
qui me revient en mémoire : Thérèse,
Les sujets
beaucoup diront que tu n’existes pas.
Mais je sais que tu existes, moi, qui
depuis des années t’épie
de vos romans vous sont-ils, le plus
souvent, fournis par quelque aventure
humaine, en observez-vous la marche
sur des visages que vous connaissez,
que vous voyez se marquer, se
creuser ? Ou bien construisez-vous de
toutes pièces vos personnages et le
drame naît-il spontanément de leur
rencontre, du jeu de cette vie feinte
— J’ai fait l’un et l’autre. Il y a ce
que j’appelle les sujets ronds
. C’est
ou encore dans
Le rang
. C’est une his
toire
généralement assez brève et qui,
dès l’origine, est totalement fermée : il n’y
a qu’à l’écrire. Celle-là m’est générale
ment
fournie par la vie. Au contraire,
lorsque je compose un roman, comme
je le fais en ce moment-ci, je rassemble
des personnages, je les envoie à la ren
contre
les uns des autres, je les dirige
et parfois je leur obéisDieu n’est pas un artiste, M. Mauriac non plus
, in M. François Mauriac et la liberté
,
— Mais ces personnages eux-mêmes
ont-ils eu des modèles vivants ?
— Ils ressemblent à des êtres que
j’ai connus ou plutôt ils leur ressem
blaient,
à l’origine. Je les modifie, je
les transpose. Seul le point de départ
de leur existence romanesque m’est
donné par la vie. En participant à un
drame inventé, ils se façonnent sur lui
pour mieux s’y adapter ; ils deviennent
d’autres hommes, d’autres femmes
— A ce jeu, n’acquièrent-ils pas
quelquefois un peu plus de noirceur
qu’ils n’avaient dans la vie ? Vous avez
été à certaines occasions assez cruel
pour eux. Je songe en ce moment au
— Mais pas du tout ! C’est tout le
contraire qui se passe. On m’a accusé
souvent d’être un romancier bien noir.
Presque toujours, au contraire, j’ai
adouci, en les transposant, la laideur
ou la froide cruauté des êtres que j’ai
rencontrés. La plupart des personna
ges
que j’ai connus étaient beaucoup
plus affreux que je ne l’ai dit dans mes
romans. Vous faites allusion au
de vipères
nage
a effectivement existéNotice
du
vraiment monstrueux ! J’en ai fait un
être pitoyable, pathétique, affreuse
ment
méconnu, mais je n’en ai pas fait
un monstre. Cet homme qui souffre
n’est pas méprisableplus tristes
ou les plus misérables
(
La nature sans la grâce, sans l’in
quiétude
de Dieu, est tellement plus af
freuse !
N’est-ce pas ainsi qu’elle nous
apparaît ? dans une atroce sécheresse.
♦ ♦ ♦
M. François Mauriac est de ceux à
la lucidité desquels on n’échappe pas.
Il sait par quels détours notre bassesse
chemine, il sait ce qui se cache de haine
au plus épais des familles
. Et lui-
même
n’est pas dupe de la grandeur
qu’il prête aux êtres qu’il crée.
Qui ne l’a vu, attentif et souple,
allongé sur un divan, palper les feuil
lets
de son prochain livre ne sait pas
ce qu’est un romancier aux aguets.
Tout est clair en lui et autour de lui.
Les yeux brillent sous un front vaste.
Et devant l’acuité de cet esprit clini
cien
on s’effrayerait un peu de tant de
clarté froide si l’on ne songeait à ces
visages de femmes qui traversent son
œuvre, ces visages qui, jusque dans
ou ce
la maturité demeurent baignés d’en
fancefront magnifique de
. Il
Thérèse construit comme une tour
est des sources fraîches…
1927 ; pendant dix ans M. François
Mauriac a paru la quitter, mais l’a-t-il
vraiment abandonnée ?
Et cette
nous la ramène, nous donne en même
temps
te
rencontre, sur ces dates, il y a sans
doute à méditer, car là peut-être gît
une autre histoire, et, qui sait, un autre
drame : la création et la vie…