A propos de <q>Plongées</q> : un entretien avec M. François Mauriac ou l’auteur en quête de ses personnages

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François Mauriac A propos de <q>Plongées</q> : un entretien avec M. François Mauriac ou l’auteur en quête de ses personnages Vendredi 4 1938-02-25 Paris Vendredi

Vendredi 25 février 1938 Vendredi A propos de PLONGÉESPlongées, Grasset, 1938. Ce recueil de textes regroupe : Thérèse chez le docteur (1933), Thérèse à l’hôtel (1933), Insomnie (1927), Le Rang (prépublié dans Candide le 12 mars 1936) et Conte de Noël (1938). L’ensemble de ces textes est repris dans les ORTC, III, Insomnie dans les ORTC, II. Un entretien avec M. François Mauriac ou l’auteur en quête de ses personnagesA noter que cet entretien n’a pas été recensé par Keith Goesch dans les Écrits de Mauriac parus dans la presse, répertoire chronologique avec suivi des reprises 1905-1952, Lettres Modernes Minard, 2005. par Philippe DIOLÉPhilippe Diolé (1908-1977), si son nom est oublié aujourd’hui, il fut pourtant considéré dans les années 50, aux côtés de Lucien Bodard, comme le prototype du grand reporter un peu baroudeur, un peu rêveur, dans la droite lignée d’un Joseph Kessel. Associé aux premières aventures du commandant Cousteau, il fut aussi après la guerre l’un des pionniers de la plongée sous-marin. Il a publié deux romans : L’Eau profonde (Gallimard, 1959) et L’Okapi (Gallimard, 1963).

C’est moins à la vie qu’aux ténèbres, à une sorte d’abîme de souffrances et de songes qu’un romancier arrache ses personnages. Il y plonge et il les en retire, plus ou moins vivaces, plus ou moins meurtris. C’est affaire de souffle et d’adresse. M. François Mauriac en est au point où l’on plonge pour le plaisir, par curiosité.

Plongées, son dernier livre, est le résultat de cette pêche aux abîmes. Ce ne sont point des nouvelles, des histoires. Mais une poignée de drames saisis à pleine main et remontés tels quels. Le pêcheur est libre du moins de s’élancer d’où il lui plaît et de choisir son moment. Et c’est l’inquiétante Thérèse Desqueyroux que tout d’abord il ramène, par deux fois, à la surfaceAllusion à la place des deux premières nouvelles dans le recueil.. Qu’est-elle devenue depuis l’instant où l’auteur l’abandonna, au seuil d’un restaurant de la rue Royale jusqu’à sa dernière maladie, dans la Fin de la NuitPhrase extraite de l’Avant-propos de Plongées, Grasset, 1928, p. 9. Rappelons que La Fin de la nuit datait de 1935. ? Elle a vieilli, dans le désordre, presque dans le fait divers. Son avidité et sa ruse sont demeurées identiques, mais teintées d’amertume.

Mais pourquoi Thérèse ? Entre tant de héros et d’héroïnes, quelle tendresse, quelle anxiété ont ramené François Mauriac vers elle ? Quelle sollicitude l’a poussé à savoir ce qu’elle avait fait pendant le temps qu’il l’avait quittée ?

— Ce n’est pas, dit-il, qu’elle m’ait semblée plus vivante qu’une autre. La Noémi du Baiser au Lépreux, la Maria du Désert de l’AmourLe Baiser au Lépreux (Grasset, 1922), Le Désert de l’Amour (Grasset, 1925). De ces deux héroïnes, la seconde préfigure nettement le personnage de Thérèse. Rappelons que Mauriac avait publié une ébauche de Thérèse Desqueyroux quelques semaines avant la sortie du roman, intitulée : Conscience, Instinct divin, dans La Revue nouvelle, le 1er mars 1927. Elle n’a pas été reprise dans Plongées, mais peut être consultée dans ORTC, II, 3-13. ont pour moi autant de réalité. C’est, sans doute, que Thérèse est un peu plus nébuleuse, que son destin fut m’oins nettement défini. Avec tout ce qu’elle portait en elle, elle pouvait courir plus d’une aventure ou plus d’une chance. J’ai voulu savoir ce qu’il en advenait.

— Un critique attentif aurait pu prévoir votre souci. Thérèse Desqueyroux comportait une sorte de préface, un avertissement liminaire. Vous disiez, il m’en souvient : J’aurais voulu que la douleur, Thérèse, te livre à Dieu… Du moins sur ce trottoir où je t’abandonne, j’ai l’espérance que tu n’es pas seuleORTC, II, 17. Ce grand espoir semble bien avoir été déçu, Thérèse en reparaissant ne se montre pas digne encore de ce nom de sainte LocusteNous renvoyons à la note 3, p. 17 des ORTC, II, Notes et Variantes, p. 931 : Nom de l’empoisonneuse qui prépara pour Néron le poison destiné à Britannicus ; dans le premier manuscrit, Mauriac donne ce sous-titre à son roman, ce qui traduit l’intention évidente à cet instant de sauver Thérèse. que vous souhaitiez pour elle. Elle revient toute pétrie par les êtres qu’elle a aimés et qui l’ont aimée. La même âme mêlée à ce corps de boue… Faut-il en conclure que vous vous souciez du destin de tous vos personnages ? Nous donnerez-vous leur histoire complète ?

— Non pas. Je ne suis pas pour le roman-fleuveLe 17 décembre 1932, Mauriac avait écrit, dans L’Écho de Paris, une chronique intitulée Roman-fleuve et roman-ruisseau. Elle a été reprise dans : OC, XI, 92-96, ORTC, II, 895-98 et JMP, pp.93-97. A plusieurs reprises, Mauriac justifiera, plus ou moins directement, la brièveté de ses œuvres de fiction.. Si quelqu’un de mes personnages passe d’un roman à l’autre, si je me plais parfois à le reprendre, à l’agiter un instant, à le mettre sous une lumière différente, il faut porter cela au compte des hasards de la création.

Je suis très résigné à écrire de petites histoires. En revanche je veux chaque fois bâtir sur du neuf. Il n’est pas tellement agréable d’écrire, au moins faut-il que cela vous aide à découvrir des êtres inconnus. De vieux personnages m’ennuieraient, m’encombreraient. En fait, nous sommes tous plus ou moins hantés par le désir de laisser une œuvre qui nous survive et il nous semble que plus cette œuvre est vaste, moins elle a chance de périr. C’est une illusion dont je me défends.

— Et cet autre récit de votre livre : Insomnie, qu’est-ce ? La conclusion d’un roman à écrire, le prologue d’un drame qui s’esquisse ?

— Non. Une coupe dans l’épaisseur d’une vie. Tous les drames n’offrent Silhouette de Mauriac : (Dessin de FRIP) pas le poids d’un roman. Celui-ci tient tout entier en ces quelques pages.

— De votre plongée vous avez ramena cette douleur qui se perdait dans le sableAvant-propos de Plongées, Grasset, 1928, p. 10.. C’est l’attrait d’un livre comme Plongées de marquer les liens de tendresse, de pitié qui unissent l’auteur à ses personnages, aussi le lecteur est-il excusable d’éprouver quelque curiosité indiscrète. Quant à moi, je ne peux me défendre de songer à la part que vos livres ont empruntée à la vie, à ce qui peut traîner en eux de souffrance vraie, de larmes non feintes, d’amour enfin. C’est encore la préface de Thérèse Desqueyroux qui me revient en mémoire : Thérèse, beaucoup diront que tu n’existes pas. Mais je sais que tu existes, moi, qui depuis des années t’épieORTC, II, 17. Les sujets de vos romans vous sont-ils, le plus souvent, fournis par quelque aventure humaine, en observez-vous la marche sur des visages que vous connaissez, que vous voyez se marquer, se creuser ? Ou bien construisez-vous de toutes pièces vos personnages et le drame naît-il spontanément de leur rencontre, du jeu de cette vie feinteSur ce sujet, largement développé par Mauriac, l’on peut notamment se reporter à ses essais : Le Roman (L’Artisan du livre, 1928), Le Romancier et ses personnages (Corrêa, 1933), repris tous les deux dans ORTC, II. ?

— J’ai fait l’un et l’autre. Il y a ce que j’appelle les sujets ronds. C’est GenitrixGrasset, 1923. ou bien Le Baiser au Lépreux, ou encore dans Plongées le récit que j’ai appelé Le rang. C’est une histoire généralement assez brève et qui, dès l’origine, est totalement fermée : il n’y a qu’à l’écrire. Celle-là m’est généralement fournie par la vie. Au contraire, lorsque je compose un roman, comme je le fais en ce moment-ci, je rassemble des personnages, je les envoie à la rencontre les uns des autres, je les dirige et parfois je leur obéisSur le problème de la liberté du personnage romanesque, se reporter à : Le Roman, ORTC, II, 767. Sartre, en février 1939, dans un article devenu célèbre, accusera Mauriac de ne laisser aucune liberté à ses personnages qui subissent une double détermination, celle de leur auteur et celle de Dieu : Dieu n’est pas un artiste, M. Mauriac non plus, in M. François Mauriac et la liberté, La Nouvelle Revue française, 1er février 1939, p. 212-32. Voir à ce sujet Caroline Casseville, Mauriac et Sartre, Le roman et la liberté, L’Esprit du temps, 2006.

— Mais ces personnages eux-mêmes ont-ils eu des modèles vivants ?

— Ils ressemblent à des êtres que j’ai connus ou plutôt ils leur ressemblaient, à l’origine. Je les modifie, je les transpose. Seul le point de départ de leur existence romanesque m’est donné par la vie. En participant à un drame inventé, ils se façonnent sur lui pour mieux s’y adapter ; ils deviennent d’autres hommes, d’autres femmesCe thème sera largement évoqué dans Le Romancier et ses personnages, ORTC, II, 839-46.

— A ce jeu, n’acquièrent-ils pas quelquefois un peu plus de noirceur qu’ils n’avaient dans la vie ? Vous avez été à certaines occasions assez cruel pour eux. Je songe en ce moment au Nœud de vipèresGrasset, 1932.

— Mais pas du tout ! C’est tout le contraire qui se passe. On m’a accusé souvent d’être un romancier bien noir. Presque toujours, au contraire, j’ai adouci, en les transposant, la laideur ou la froide cruauté des êtres que j’ai rencontrés. La plupart des personnages que j’ai connus étaient beaucoup plus affreux que je ne l’ai dit dans mes romans. Vous faites allusion au Nœud de vipères ? Eh bien ! oui. Le personnage a effectivement existéSur les sources de ce personnage et la typologie des héros mauriaciens, voir en particulier : la Notice du Nœud de vipères, ORTC, II, 1160-61 et Le Romancier et ses personnages, ORTC, II, 846 et p.853. et il était vraiment monstrueux ! J’en ai fait un être pitoyable, pathétique, affreusement méconnu, mais je n’en ai pas fait un monstre. Cet homme qui souffre n’est pas méprisableDans Le Romancier et ses personnages, Mauriac avait précisé les relations qui l’unissaient à ses personnages les plus tristes ou les plus misérables (ORTC, II, 851-52). Cet aspect de la monstruosité des héros mauriaciens s’inscrit dans une vision du monde propre à l’auteur..

La nature sans la grâce, sans l’inquiétude de Dieu, est tellement plus affreuse ! N’est-ce pas ainsi qu’elle nous apparaît ? dans une atroce sécheresse.

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M. François Mauriac est de ceux à la lucidité desquels on n’échappe pas. Il sait par quels détours notre bassesse chemine, il sait ce qui se cache de haine au plus épais des familles. Et lui-même n’est pas dupe de la grandeur qu’il prête aux êtres qu’il crée.

Qui ne l’a vu, attentif et souple, allongé sur un divan, palper les feuillets de son prochain livre ne sait pas ce qu’est un romancier aux aguets. Tout est clair en lui et autour de lui. Les yeux brillent sous un front vaste. Et devant l’acuité de cet esprit clinicien on s’effrayerait un peu de tant de clarté froide si l’on ne songeait à ces visages de femmes qui traversent son œuvre, ces visages qui, jusque dans la maturité demeurent baignés d’enfance ou ce front magnifique de Thérèse construit comme une tour. Il est des sources fraîches…

Thérèse Desqueyroux est née en 1927 ; pendant dix ans M. François Mauriac a paru la quitter, mais l’a-t-il vraiment abandonnée ?

Et cette plongée qui, aujourd’hui, nous la ramène, nous donne en même temps Insomnie, écrit en 1927. Sur cette rencontre, sur ces dates, il y a sans doute à méditer, car là peut-être gît une autre histoire, et, qui sait, un autre drame : la création et la vie…