C’est moins à la vie qu’aux ténèbres,
à une sorte d’abîme de souffrances et
de songes qu’un romancier arrache ses
personnages. Il y plonge et il les en
retire, plus ou moins vivaces, plus ou
moins meurtris. C’est affaire de souf-
fle
et d’adresse. M. François Mauriac
en est au point où l’on plonge pour le
plaisir, par curiosité.
Plongées, son dernier livre, est le ré-
sultat
de cette pêche aux abîmes. Ce ne
sont point des nouvelles, des « histoi-
res » .
Mais une poignée de drames sai-
sis
à pleine main et remontés tels quels.
Le pêcheur est libre du moins de s’élan-
cer
d’où il lui plaît et de choisir son
moment. Et c’est l’inquiétante Thérèse
Desqueyroux que tout d’abord il ramè-
ne,
par deux fois, à la surface[4][4] Allusion à la place des deux premières nouvelles dans le recueil.. Qu’est-
elle
devenue depuis l’instant où l’au-
teur
l’abandonna, au seuil d’un restau-
rant
de la rue Royale jusqu’à sa der-
nière
maladie, dans la Fin de la Nuit[5][5] Phrase extraite de l’ « Avant-propos » de Plongées, Grasset, 1928, p. 9. Rappelons que La Fin de la nuit datait de 1935. ?
Elle a vieilli, dans le désordre, presque
dans le fait divers. Son avidité et sa
ruse sont demeurées identiques, mais
teintées d’amertume.
Mais pourquoi Thérèse ? Entre tant
de héros et d’héroïnes, quelle tendres-
se,
quelle anxiété ont ramené François
Mauriac vers elle ? Quelle sollicitude
l’a poussé à savoir ce qu’elle avait fait
pendant le temps qu’il l’avait quittée ?
« — Ce n’est pas, dit-il, qu’elle m’ait
semblée plus vivante qu’une autre. La
Noémi du Baiser au Lépreux, la Maria
du Désert de l’Amour[6][6] Le Baiser au Lépreux (Grasset, 1922), Le Désert de l’Amour (Grasset, 1925). De ces deux héroïnes, la seconde préfigure nettement le personnage de Thérèse. Rappelons que Mauriac avait publié une ébauche de Thérèse Desqueyroux quelques semaines avant la sortie du roman, intitulée : « Conscience, Instinct divin » , dans La Revue nouvelle, le 1er mars 1927. Elle n’a pas été reprise dans Plongées, mais peut être consultée dans ORTC, II, 3-13. ont pour moi
autant de réalité. C’est, sans doute,
que Thérèse est un peu plus nébuleuse,
que son destin fut m’oins nettement dé-
fini.
Avec tout ce qu’elle portait en elle,
elle pouvait courir plus d’une aventure
ou plus d’une chance. J’ai voulu savoir
ce qu’il en advenait. »
« — Un critique attentif aurait pu
prévoir votre souci. Thérèse Desquey-
roux
comportait une sorte de préface,
un avertissement liminaire. Vous di-
siez,
il m’en souvient : « J’aurais vou-
lu
que la douleur, Thérèse, te livre à
Dieu… Du moins sur ce trottoir où je
t’abandonne, j’ai l’espérance que tu
n’es pas seule[7][7] ORTC, II, 17.… » Ce grand espoir sem-
ble
bien avoir été déçu, Thérèse en re-
paraissant
ne se montre pas digne en-
core
de ce nom de sainte Locuste[8][8] Nous renvoyons à la note 3, p. 17 des ORTC, II, « Notes et Variantes » , p. 931 : « Nom de l’empoisonneuse qui prépara pour Néron le poison destiné à Britannicus ; dans le premier manuscrit, Mauriac donne ce « sous-titre » à son roman, ce qui traduit l’intention évidente à cet instant de « sauver » Thérèse. » que
vous souhaitiez pour elle. Elle revient
toute pétrie par les êtres qu’elle a ai-
més
et qui l’ont aimée. La même âme
mêlée à ce corps de boue… Faut-il en
conclure que vous vous souciez du des-
tin
de tous vos personnages ? Nous
donnerez-vous leur histoire complète ? »
« — Non pas. Je ne suis pas pour le
roman-fleuve[9][9] Le 17 décembre 1932, Mauriac avait écrit, dans L’Écho de Paris, une chronique intitulée « Roman-fleuve et roman-ruisseau » . Elle a été reprise dans : OC, XI, 92-96, ORTC, II, 895-98 et JMP, pp.93-97. A plusieurs reprises, Mauriac justifiera, plus ou moins directement, la brièveté de ses œuvres de fiction.. Si quelqu’un de mes per-
sonnages
passe d’un roman à l’autre,
si je me plais parfois à le reprendre, à
l’agiter un instant, à le mettre sous
une lumière différente, il faut porter
cela au compte des hasards de la créa-
tion. »
« Je suis très résigné à écrire de
petites histoires. En revanche je veux
chaque fois bâtir sur du neuf. Il n’est
pas tellement agréable d’écrire, au
moins faut-il que cela vous aide à dé-
couvrir
des êtres inconnus. De vieux
--- nouvelle colonne ---
personnages m’ennuieraient, m’encom-
breraient.
En fait, nous sommes tous
plus ou moins hantés par le désir
de laisser une œuvre qui nous survive
et il nous semble que plus cette œuvre
est vaste, moins elle a chance de périr.
C’est une illusion dont je me défends. »
« — Et cet autre récit de votre livre :
Insomnie, qu’est-ce ? La conclusion
d’un roman à écrire, le prologue d’un
drame qui s’esquisse ? »
« — Non. Une coupe dans l’épaisseur
d’une vie. Tous les drames n’offrent
[10][10] Silhouette de Mauriac : (Dessin de FRIP)
pas le poids d’un roman. Celui-ci tient
tout entier en ces quelques pages. »
« — De votre « plongée » vous avez
ramena cette « douleur qui se perdait
dans le sable[11][11] « Avant-propos » de Plongées, Grasset, 1928, p. 10.… » . C’est l’attrait d’un
livre comme Plongées de marquer les
liens de tendresse, de pitié qui unissent
l’auteur à ses personnages, aussi le
lecteur est-il excusable d’éprouver
quelque curiosité indiscrète. Quant à
moi, je ne peux me défendre de son-
ger
à la part que vos livres ont em-
pruntée
à la vie, à ce qui peut traîner
en eux de souffrance vraie, de larmes
non feintes, d’amour enfin. C’est enco-
re
la préface de Thérèse Desqueyroux
qui me revient en mémoire : « Thérèse,
beaucoup diront que tu n’existes pas.
Mais je sais que tu existes, moi, qui
depuis des années t’épie[12][12] ORTC, II, 17.… » Les sujets
de vos romans vous sont-ils, le plus
souvent, fournis par quelque aventure
humaine, en observez-vous la marche
sur des visages que vous connaissez,
que vous voyez se marquer, se
creuser ? Ou bien construisez-vous de
toutes pièces vos personnages et le
drame naît-il spontanément de leur
rencontre, du jeu de cette vie feinte[13][13] Sur ce sujet, largement développé par Mauriac, l’on peut notamment se reporter à ses essais : Le Roman (L’Artisan du livre, 1928), Le Romancier et ses personnages (Corrêa, 1933), repris tous les deux dans ORTC, II. ? »
« — J’ai fait l’un et l’autre. Il y a ce
que j’appelle « les sujets ronds » . C’est
Genitrix[14][14] Grasset, 1923. ou bien Le Baiser au Lépreux,
ou encore dans Plongées le récit que
--- nouvelle colonne ---
j’ai appelé « Le rang » . C’est une his-
toire
généralement assez brève et qui,
dès l’origine, est totalement fermée : il n’y
a qu’à l’écrire. Celle-là m’est générale-
ment
fournie par la vie. Au contraire,
lorsque je compose un roman, comme
je le fais en ce moment-ci, je rassemble
des personnages, je les envoie à la ren-
contre
les uns des autres, je les dirige
et parfois je leur obéis[15][15] Sur le problème de la liberté du personnage romanesque, se reporter à : Le Roman, ORTC, II, 767. Sartre, en février 1939, dans un article devenu célèbre, accusera Mauriac de ne laisser aucune liberté à ses personnages qui subissent une double détermination, celle de leur auteur et celle de Dieu : « Dieu n’est pas un artiste, M. Mauriac non plus » , in « M. François Mauriac et la liberté » , La Nouvelle Revue française, 1er février 1939, p. 212-32. Voir à ce sujet Caroline Casseville, Mauriac et Sartre, Le roman et la liberté, L’Esprit du temps, 2006.… »
« — Mais ces personnages eux-mêmes
ont-ils eu des modèles vivants ? »
« — Ils ressemblent à des êtres que
j’ai connus ou plutôt ils leur ressem-
blaient,
à l’origine. Je les modifie, je
les transpose. Seul le point de départ
de leur existence romanesque m’est
donné par la vie. En participant à un
drame inventé, ils se façonnent sur lui
pour mieux s’y adapter ; ils deviennent
d’autres hommes, d’autres femmes[16][16] Ce thème sera largement évoqué dans Le Romancier et ses personnages, ORTC, II, 839-46.… »
« — A ce jeu, n’acquièrent-ils pas
quelquefois un peu plus de noirceur
qu’ils n’avaient dans la vie ? Vous avez
été à certaines occasions assez cruel
pour eux. Je songe en ce moment au
Nœud de vipères[17][17] Grasset, 1932.… »
« — Mais pas du tout ! C’est tout le
contraire qui se passe. On m’a accusé
souvent d’être un romancier bien noir.
Presque toujours, au contraire, j’ai
adouci, en les transposant, la laideur
ou la froide cruauté des êtres que j’ai
rencontrés. La plupart des personna-
ges
que j’ai connus étaient beaucoup
plus affreux que je ne l’ai dit dans mes
romans. Vous faites allusion au Nœud
de vipères ? Eh bien ! oui. Le person-
nage
a effectivement existé[18][18] Sur les sources de ce personnage et la typologie des héros mauriaciens, voir en particulier : la « Notice » du Nœud de vipères, ORTC, II, 1160-61 et Le Romancier et ses personnages, ORTC, II, 846 et p.853. et il était
vraiment monstrueux ! J’en ai fait un
être pitoyable, pathétique, affreuse-
ment
méconnu, mais je n’en ai pas fait
un monstre. Cet homme qui souffre
n’est pas méprisable[19][19] Dans Le Romancier et ses personnages, Mauriac avait précisé les relations qui l’unissaient à ses personnages les « plus tristes » ou les plus « misérables » (ORTC, II, 851-52). Cet aspect de la monstruosité des héros mauriaciens s’inscrit dans une vision du monde propre à l’auteur.. »
« La nature sans la grâce, sans l’in-
quiétude
de Dieu, est tellement plus af-
freuse !
N’est-ce pas ainsi qu’elle nous
apparaît ? dans une atroce sécheresse. »
♦ ♦ ♦
M. François Mauriac est de ceux à
la lucidité desquels on n’échappe pas.
Il sait par quels détours notre bassesse
chemine, il sait ce qui se cache de haine
« au plus épais des familles » . Et lui-
même
n’est pas dupe de la grandeur
qu’il prête aux êtres qu’il crée.
Qui ne l’a vu, attentif et souple,
allongé sur un divan, palper les feuil-
lets
de son prochain livre ne sait pas
ce qu’est un romancier aux aguets.
Tout est clair en lui et autour de lui.
Les yeux brillent sous un front vaste.
Et devant l’acuité de cet esprit clini-
cien
on s’effrayerait un peu de tant de
clarté froide si l’on ne songeait à ces
visages de femmes qui traversent son
œuvre, ces « visages qui, jusque dans
la maturité demeurent baignés d’en-
fance »
ou ce « front magnifique de
Thérèse construit comme une tour » . Il
est des sources fraîches…
Thérèse Desqueyroux est née en
1927 ; pendant dix ans M. François
Mauriac a paru la quitter, mais l’a-t-il
vraiment abandonnée ?
Et cette plongée qui, aujourd’hui,
nous la ramène, nous donne en même
temps Insomnie, écrit en 1927. Sur cet-
te
rencontre, sur ces dates, il y a sans
doute à méditer, car là peut-être gît
une autre histoire, et, qui sait, un autre
drame : la création et la vie…