Œuvre journalistique de François Mauriac 1937-1938

Les Académiciens se joignent à la croisade du livre

Samedi 5 juin 1937
Les Nouvelles littéraires

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LA DÉFENSE DES LETTRES Les académiciens se joignent à la croisade du Livre

Plusieurs fois déjà, les Nouvelles Littéraires ont abordé le problème si important de la défense du livre. Elles l’ont fait sans parti pris, soucieuses seulement d’attirer sur ce problème l’attention des pouvoirs publics. Car il est nécessaire que certaines discriminations soient faites dans l’application de dispositions législatives d’ordre général.

C’est ce que répètent ici avec l’autorité qui leur est propre quelques-uns de nos plus éminents académiciens. Nous terminerons la semaine prochaine cette consultation de M. Francis Ambrière[1][1] 1907–1998, auteur français, lauréat du prix Goncourt 1940 pour son roman Les Grandes Vacances. en donnant la parole aux savants.

[2][2] Photo : « Le désert du lundi sous les galeries de l’Odéon »

« S’il réclame et s’il exerce un droit de critique sur les destinées de l’espèce, l’homme libre et de clair jugement ne peut pas ne point admirer, dans l’ensemble, l’œuvre accomplie grâce au livre pendant ce peu de temps qu’est un demi-millénaire. Le livre est un des ressorts de l’individualisme créateur, de cet individualisme qui, même en nos temps incertains, demeure le génie tutélaire des sociétés humaines. Le livre a, pendant cinq cents ans été, pour l’esprit solitaire, un incomparable instrument de travail, d’élévation, de libération[3][3] Georges Duhamel, Défense des lettres, Mercure de France, 1937, p. 5–6. . »

C’est M. Georges Duhamel[4][4] Georges Duhamel (1884–1966), médecin et écrivain français, élu à l’Académie française en 1935. qui écrit ces lignes dans la préface de son dernier ouvrage, Défense des Lettres.

« Ce que les économistes, dit encore M. Duhamel, appellent, dans leur jargon, le « marché intérieur » , est d’ores et déjà troublé, déséquilibré, compromis. Le « marché extérieur » est à peu près fermé pour des raisons politiques et monétaires dont on ne saurait supputer la prompte disparition. A ces difficultés effrayantes viennent s’en ajouter chaque jour de nouvelles. Les impôts, les lois sociales — dont je ne critique pas ici le principe et le sens — les aventures, les expédients et les désordres financiers, tout semble se liguer, depuis quelques années, pour porter à l’industrie du livre des coups mortels[5][5] Georges Duhamel, Défense des lettres, Mercure de France, 1937, p. 8.. »

Cette opinion, il n’est personne dans le monde de l’édition et de la librairie pour en contester la pénible exactitude. Tous les techniciens du livre, depuis plusieurs mois que la taxe de 6% et la fermeture des deux jours[6][6] Une taxe de 6% sur les ventes fut introduite par le gouvernement fin novembre 1937, alors que la fermeture des deux jours était une conséquence de l’application de l’une des mesures phare du Front populaire : la Loi du 21 juin 1936 instituant la semaine de 40 heures dans les établissements industriels et commerciaux. sont venus [sic] encore ajouter au mal, ont tour à tour exprimé là-dessus un avis catégorique. Restaient à consulter d’autres artisans du livre, et non les moins importants : ceux qui les font. D’où cette enquête, où l’on s’est volontairement tenu à des hommes au sommet de leur carrière, et pour dire mieux aux membres d’un corps souvent moqué, souvent persiflé, mais dont la tradition spirituelle a trois siècles[7][7] L’Académie française fut créée en 1635., et dont le prestige ne se compare à nul autre : on aura reconnu l’Académie française.

[…][8][8] Suit la réponse de Marcel Prévost.

LA SUITE A LA QUATRIÈME PAGE

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LES ACADÉMICIENS SE JOIGNENT A LA CROISADE DU LIVRE
SUITE DE LA PREMIÈRE PAGE

[…][9][9] Ici se situe la réponse de Maurice Donnay.

M. François Mauriac

Même condamnation de principe[10][10] Maurice Donnay s’indigne du fait que « la même lourde taxe » va frapper les produits de beauté et les livres de Bergson. Sa réponse se termine ainsi : « Même dépourvu d’une nouveauté profonde, le livre, dès l’instant qu’il est écrit et composé avec soin, est une valeur intellectuelle, une portion du patrimoine de l’humanité. C’est vous dire qu’il a tous les droits à un traitement de faveur, et que je ne saurais approuver les charges récentes qui sont venues ajouter à ses difficultés du moment. » dans la bouche de M. François Mauriac, qui ajoute

« Je ne puis malheureusement appuyer ma réponse sur des chiffres. Seuls le libraire et l’éditeur sont en mesure de faire valoir cette éloquence des statistiques qui ne permet pas la réplique. Mais vivre en dehors des bilans ne veut pas dire mépriser la question. Georges Duhamel[11][11] Duhamel fut directeur du Mercure de France entre 1935 et 1937, avant d’en devenir l’administrateur jusqu’en 1938. La plupart des articles à l’origine de son livre Défense des lettres furent publiés dans la revue entre janvier 1936 et mars 1937. Il était également chroniqueur à Candide et au Figaro (à partir de 1935). Il entretenait d’excellentes relations avec Mauriac., qui en même temps qu’auteur est éditeur et directeur de revue, a poussé un cri d’alarme qui ne me semble pas avoir eu l’écho qu’il méritait, et qui est pleinement justifié. »

Le grand romancier réfléchit quelques secondes puis reprend :

« Il me paraît d’ailleurs difficile de juger les mesures nouvelles relatives à la librairie sans tenir compte de tout le système qui entraîne l’économie française vers l’étatisme[12][12] Mauriac est loin d’épouser une politique économique de gauche, partageant l’avis de ses confrères académiciens qui avaient défini l’étatisme dans la huitième édition du Dictionnaire de l’Académie Française (1932-1935) comme une doctrine « qui exagère les droits de l’État au détriment de ceux de l’individu » .. Le livre périra ou sera sauvé avec le reste, voilà tout. En somme, la question est politique, et vous me pardonnerez de ne pas aller plus avant[13][13] Suivent les réponses d’André Bellessort, Louis Bertrand, Paul Valéry, Abel Hermant, Georges Lecomte.. »

[…]

Ainsi, tous ceux que j’ai interrogés au cours de cette enquête, si divers soient-ils par l’esprit, la formation et les tendances, se montrent unanimes sur le danger couru par le livre et la culture française, du fait de quelques mesures irréfléchies. Voudra-t-on entendre en haut lieu une protestation si désintéressée et si ardente ?

Francis AMBRIÈRE.


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